Terralaboris asbl

Elections sociales : conditions de la candidature abusive

Commentaire de Trib. trav. Bruxelles, 13 avril 2012, R.G. 12/4430/A

Mis en ligne le jeudi 14 juin 2012


Tribunal du travail de Bruxelles, 13 avril 2012, R.G. n° 12/4430/A

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 13 avril 2012, le Tribunal du travail de Bruxelles fait un examen très circonstancié des conditions requises pour qu’une candidature aux élections sociales soit considérée abusive, et ce à l’occasion d’une candidature annoncée concomitamment à un licenciement pour motif grave.

Les faits

Une infirmière en maison de repos, en service depuis plus de quinze ans, devient conseiller en prévention en 2007. Elle a été promue, entretemps, au poste d’infirmière en chef. Un directeur de nursing est engagé en août 2010. L’intéressée est victime d’un accident du travail en janvier 2011 et reprend le travail en novembre 2011.

Parallèlement, elle prend contact avec son organisation syndicale manifestant son souhait d’être candidate aux élections sociales de 2012. Son employeur n’est pas informé de la chose.

Vu les difficultés croissantes entre parties dans les mois qui suivent, l’intéressée est licenciée pour motif grave par courrier du 7 mars 2012. Le même jour, elle écrit à son employeur pour annoncer sa démission de sa fonction de conseiller en prévention. Le lendemain, l’organisation syndicale communique par recommandé à l’employeur la liste des candidats pour l’élection au CPPT. Le nom de l’intéressée figure parmi les candidats. Celle-ci prenant acte de son licenciement, le conteste et confirme pour autant que de besoin sa démission de son poste de conseiller en prévention.

Le 9 mars, l’employeur notifie les motifs graves (insubordination manifeste, manque de respect, sabotage, …).

Le 10 mars l’intéressée sollicite sa réintégration compte tenu de sa qualité de candidate. Celle-ci est acceptée sous réserve de l’admission ultérieure du motif grave de licenciement ou de l’éventuel caractère abusif de la candidature.

La société introduit, le même jour, la procédure prévue par la loi du 19 mars 1991 et, quelques jours plus tard, demande au tribunal du travail de reconnaître le caractère abusif de la candidature.

Position de parties devant le tribunal

La société rappelle qu’une candidature est abusive lorsqu’elle n’est posée que pour faire échec à un licenciement. L’abus de droit peut être établi par toutes voies de droit et il peut notamment être déduit du désintérêt pour la vie de l’entreprise de même que pour l’activité collective ou syndicale. La société fait dès lors une série de griefs à l’intéressée, contestant qu’elle ait eu un intérêt syndical ou collectif. Elle lui fait grief de n’avoir posé sa candidature que pour faire échec à la procédure de licenciement. Elle considère également que, même si elle avait été informée de la candidature, elle aurait quand même licencié l’intéressée. Elle demande que le caractère abusif de la candidature soit retenu.

Quant à l’employée, elle conteste tout abus dans son chef, considérant que le contrôle du juge ne peut être que marginal, étant de déterminer s’il y a eu détournement du droit de sa finalité, le tribunal ne pouvant en aucun cas porter un contrôle sur l’opportunité de la candidature. Elle estime qu’il appartient à l’employeur d’établir que sans le licenciement elle n’aurait pas été candidate (et non qu’elle aurait été de toute façon été licenciée, candidate ou non). Elle fait également valoir que le but que l’employeur lui impute reste indéterminé : être protégée contre le licenciement ? se faire licencier de la manière la plus favorable financièrement ? Elle conteste après poursuivi un but personnel et reprend la chronologie des faits, dont il résulte à suffisance de droit qu’elle a pris sa décision dès le 16 novembre 2011. Elle fait également valoir que les griefs avancés en ce qui concerne le licenciement pour motif grave sont fortement contestés et que cet aspect du litige concerne la procédure d’autorisation de licencier et non la validité de la candidature aux élections sociales. Enfin, elle précise que, si elle a été conseiller en prévention, cette mission a continuellement été entravée par la direction et qu’elle en a démissionné afin de jouer un rôle plus actif en tant que représentante des travailleurs.

Avis de l’auditeur du travail

L’auditeur du travail circonscrit le litige comme étant lié à la question de savoir si l’intéressée a poursuivi le but exclusif de faire obstacle au licenciement ou d’être protégée contre celui-ci. Elle constate qu’il n’en est rien, la volonté d’être candidate ayant déjà été concrétisée en novembre 2011.

Décision du tribunal

Quant aux principes, le tribunal rappelle que le droit pour l’organisation syndicale de présenter un candidat ainsi que le droit corrélatif du travailleur d’être candidat sont des droits-fonction, institués dans un but précis, qui est l’exercice du mandat de représentant des travailleurs dans un organe de concertation. Comme tous droits, ceux-ci sont susceptibles d’abus et tel est le cas s’ils sont utilisés dans un but étranger à celui pour lequel la loi les a instaurés.

Le tribunal retient d’abord que le caractère abusif s’apprécie en examinant si le travailleur aurait été candidat même en l’absence de décision de le licencier, puisqu’en l’espèce il y a eu concomitance entre la candidature et la rupture. Le tribunal confirme qu’il ne s’agit pas d’un contrôle d’opportunité de la candidature, puisque celle-ci relève de l’appréciation des électeurs. La candidature abusive est contraire aux dispositions des lois des 20 septembre 1948, 4 août 1996 et 4 décembre 2007. Elle est également contraire aux articles 1134, alinéa 3 et 1382 du Code civil ainsi qu’au principe général prohibant l’abus de droit (le tribunal rappelant ici l’arrêt de cassation du 4 mars 1984, Pas., 1984, p. 768 ainsi que celui du 24 septembre 2001, R.G. n° S.00.0158.F).

En ce qui concerne la preuve, elle incombe à l’employeur.

Le tribunal examine dès lors les points ci-dessus, appliqués à l’espèce :

Il ne peut être question de retenir le caractère abusif de la candidature parce qu’il serait lié à la volonté de tenir en échec le licenciement. Les démarches ont été faites à la mi-novembre 2011, époque à laquelle il n’était nullement question de licenciement pour motif grave, d’autant que les faits qui ont justifié celui-ci n’avaient pas encore été commis.

Le tribunal considère sans pertinence l’argumentation de l’employeur selon laquelle l’intéressée aurait de toute façon été licenciée. Il retient en effet que ces éléments, invoqués à l’appui du motif grave, devront être examinés dans la procédure y relative.

Le tribunal examine dès lors s’il existe des motifs étrangers à l’exercice du mandat de délégué. À cet égard, il considère que l’absence d’activité syndicale par le passé n’est pas déterminante – un tel raisonnement ne pouvant d’ailleurs qu’aboutir à faire obstacle à toute première candidature.

A aucun moment, l’intéressée n’a laissé transparaître qu’elle agissait à des fins purement personnelles. Ainsi, elle a effectué diverses démarches avec le permanent de l’organisation, notamment en vue de la constitution et de la promotion d’une liste de candidats.

Sa désignation antérieure en tant que conseiller en prévention n’est pas incompatible avec sa démarche. L’employeur ayant considéré qu’en tant que conseiller en prévention, l’intéressée avait été en quelque sorte adjointe à la direction de l’entreprise, le tribunal relève que ceci n’est pas du tout la mission du conseiller, qui doit être exercée en toute indépendance vis-à-vis de la direction. Il souligne que la loi du 20 décembre 2002 organise d’ailleurs une protection du conseiller en vue de garantir cette indépendance. Le tribunal a cependant été sensible à l’argumentation selon laquelle les fonctions de conseiller en prévention exercées précédemment avaient amené l’intéressée à se préoccuper du bien-être au travail, ce qui est précisément la mission du CPPT.

L’existence d’un conflit entre parties n’est pas considérée comme étant suffisante pour conclure au caractère abusif de la candidature posée. Le tribunal souligne expressément à cet égard qu’il est évidemment très fréquent qu’une injustice subie personnellement par un travailleur, qu’elle soit réelle ou ressentie, aboutisse au désir de défendre des intérêts collectifs ou catégoriels et précise d’ailleurs que l’activité ou la vocation syndicale légitime ne se cantonne pas à celle qui serait ‘déconnectée’ de toute poursuite d’un intérêt personnel, même indirect.

Il conclut dès lors au caractère non abusif de la candidature.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail de Bruxelles procède à un examen rigoureux des conditions à vérifier, dans le cadre de l’examen du caractère abusif d’une candidature aux élections sociales. Il aborde successivement, s’agissant en l’espèce d’une candidature concomitante à un licenciement, s’il y a un lien avec celui-ci (c’est-à-dire si elle a pour but de tenir en échec un licenciement décidé), si les motifs de la candidature sont exclusivement étrangers à l’exercice du mandat (examinant successivement les arguments tirés d’une activité syndicale antérieure ainsi que l’intérêt manifesté au moment où la candidature est posée et la circonstance que le candidat a exercé précédemment la mission de conseiller en prévention) et s’il est en litige avec son employeur.

Le jugement rappelle ainsi de manière claire le cadre du contrôle du caractère abusif de la candidature : les conditions d’éligibilité sont fixées dans les lois des 20 septembre 1948, 4 août 1996 et 4 décembre 2007, mais le caractère abusif peut être retenu, s’il y a violation des articles 1134, alinéa 3 et 1382 du Code civil ainsi que du principe général de droit qui est l’interdiction de l’abus de droit.


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