Terralaboris asbl

Mise en chômage économique abusive et résolution judiciaire du contrat de travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 19 janvier 2012, R.G. 2010/AM/155

Mis en ligne le jeudi 14 juin 2012


Cour du travail de Bruxelles, 19 janvier 2012, R.G. n° 2010/AB/155

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 19 janvier 2012, la Cour du travail de Bruxelles prononce la résolution judiciaire d’un contrat de travail, suite au recours par l’employeur à la mise en chômage économique inexpliquée, sans que ne soit établi le manque de travail.

Les faits

Une société active dans le secteur de la restauration collective perd un contrat de concession. Elle licencie alors plusieurs membres de son personnel. Une travailleuse, protégée contre le licenciement dans le cadre de la loi du 19 mars 1991, ne l’est cependant pas. Son contrat de travail, maintenu, fait alors l’objet de plusieurs périodes de suspension, pour chômage économique.

Un recours est introduit devant le Tribunal du travail de Bruxelles afin que soit prononcée la résolution judiciaire du contrat aux torts de la société.

Décision du tribunal

Dans un jugement du 4 août 2009, le tribunal du travail constate que, pour la travailleuse il y a défaut de l’employeur de fournir du travail, le litige ne trouvant pas son fondement essentiel dans un transfert d’entreprise (vu la perte du contrat de concession) qui aurait permis à l’intéressée de faire valoir ses droits dans ce cadre. Le tribunal ordonne une réouverture des débats aux fins d’être éclairé sur l’ampleur de l’activité de la société ainsi que sur les fonctions exactes de l’intéressée. Dans un jugement du 11 février 2010, il déboute celle-ci de ses demandes, considérant, essentiellement, que la suspension du contrat ne pouvait être considérée abusive, n’étant pas établi que celle-ci recelait une situation non-conforme à la réalité.

Décision de la cour du travail

Sur la demande de résolution judiciaire, la cour du travail rappelle l’article 1184 du Code civil, ainsi que les principes dégagés dans la jurisprudence de la Cour de cassation, en application desquelles le juge du fond doit apprécier si l’employeur a commis un manquement « suffisamment grave » pour justifier la sanction de la résolution judiciaire. Pour la cour du travail, il faut vérifier si la sanction réclamée par le créancier est ou non proportionnée au manquement invoqué. Elle relève que sont souvent pris en compte, dans la jurisprudence les éléments suivants : (i) la gravité intrinsèque du manquement, (ii) le caractère essentiel ou accessoire de l’obligation inexécutée, (iii) les « circonstances atténuantes » qui pourraient être tirées du comportement de l’autre partie et (iv) l’intérêt de la victime du manquement. La cour insiste sur le fait qu’il ne faut pas perdre de vue, dans l’appréciation de ces éléments, le principe de proportionnalité qui doit exister entre la sanction (résolution) et le préjudice pour le débiteur.

La cour va, comme le premier juge, écarter que la résolution judiciaire puisse être décidée pour absence de transfert du contrat de travail, constatant que le contrat n’a pas été rompu par le cédant et que si la travailleuse devait se fonder sur les règles impératives en la matière, il y aurait lieu de diriger une action contre le cessionnaire, ce qui n’a pas été fait.

Sur l’obligation pour l’employeur de fournir du travail, la cour reprend la chronologie des faits pour conclure qu’il y a eu un usage massif du chômage économique à partir de 2005 mais que, déjà, depuis l’année précédente, la société recourait, parallèlement, à du personnel intérimaire et étudiant de remplacement. En outre, le chiffre d’affaire n’a pas baissé et des offres d’emploi ont été publiées pour des fonctions analogues à celles de l’intéressée.

La cour constate à cet égard que la mise en chômage de la travailleuse a été décidée dans un premier temps pour des heures, et ensuite pour des semaines complètes, jusqu’à ce que la société notifie la mise en chômage partielle pour trois mois, qui fut renouvelée.

La cour examine l’incidence de la situation sur les revenus de la travailleuse, qui expose qu’elle ne percevait plus, pendant ces périodes qu’un montant de l’ordre de 600 à 700€ par mois, contre une rémunération habituellement de 1.100 à 1.200€.

Elle conclut que l’employeur est resté en défaut de prouver le manque de travail, d’autant que la société compte plusieurs sites d’activités à Bruxelles et continuait à recruter. Elle rappelle l’article 2 de la CCT n° 53 du 23 février 1993 relatif au chômage temporaire, selon lequel il y a interdiction de sous-traitance à des tiers du travail normalement effectué par le personnel en chômage temporaire.

La société tentant d’expliquer le sort fait à la travailleuse par la circonstance qu’elle aurait été protégée contre le licenciement, la cour rappelle avec fermeté la possibilité existante dans la loi du 19 mars 1991 de mettre un terme au contrat de travail d’un travailleur protégé en cas de raisons d’ordre économique ou technique préalablement reconnues par la Commission paritaire ou les juridictions du travail. Ceci n’a pas été fait et la situation de la travailleuse est ainsi devenue inextricable, la cour précisant que la société espérait sans doute qu’elle démissionnerait.

La résolution judiciaire aux torts de l’employeur est dés lors prononcée, celui-ci ayant licencié pour un prétendu manque de travail, sans toutefois avoir activé la procédure qui s’imposait. La cour confirme que cette sanction est proportionnée au regard des manquements constatés, ainsi que du préjudice qui en est résulté pour l’intéressée.

En ce qui concerne la date d’effet, si la résolution opère en général ex nunc, la cour rappelle qu’en contrat de travail, celle-ci n’opère qu’à partir du moment où l’exécution du contrat n’est plus poursuivie. Elle recherche dès lors la date des dernières prestations et constate la résolution judiciaire au jour suivant celle-ci.

Enfin, sur le dommage, s’agissant d’un travailleur protégé, la cour examine si sont dues les indemnités spéciales de protection de la loi du 19 mars 1991. S’agissant d’une action en résolution judiciaire, l’objet de la demande n’est pas de constater la volonté de rompre dans le chef d’une des parties mais l’existence d’un manquement suffisamment grave pour justifier que le cocontractant soit libéré de ses propres obligations. L’indemnité de protection n’est pas due comme telle mais la cour renvoie à une décision du 12 novembre 2008 (C. trav. Bruxelles, 12 novembre 2008, Chron. Dr. Soc., 2010, p.365) concernant une question similaire posée dans le cadre du droit au congé parental, qui a considéré que le juge pouvait tenir compte dans son appréciation du dommage du souci du législateur (belge et européen) de garantir l’exercice de celui-ci. Dès lors, la cour applique le même principe et prend en considération le droit pour la travailleuse d’exercer sa mission de déléguée du personnel suppléante et la protection spéciale qui y est attachée. Elle alloue dès lors l’indemnité fixe, l’intéressée n’ayant pas sollicité sa réintégration.

Intérêt de la décision

L’intérêt de cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles, est double :

  • La cour rappelle l’obligation essentielle pour l’employeur de fournir du travail, de manière générale, dans l’exécution du contrat de travail, et ce eu égard plus particulièrement à la possibilité dont il dispose, par ailleurs, de mettre le personnel en chômage technique en cas de manque de travail ; à cet égard, il appartient à l’employeur d’établir la réalité du manque de travail, sous peine d’appeler une conclusion, étant que le recours au chômage technique est abusif et qu’il constitue un manquement grave autorisant la résolution judicaire du contrat de travail. Dans cette appréciation de la gravité du manquement, la cour du travail retient l’approche de la proportionnalité.
  • Sur les dommages et intérêts dus au travailleur, en cas de manquement grave de l’employeur, la cour retient en l’espèce la spécificité de la situation du travailleur qui bénéficie d’une protection contre le licenciement et considère que, dans l’évaluation du dommage, il faut tenir compte de la protection en cause et du souci du législateur de garantir l’exercice du droit auquel elle est assortie.

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