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ARTICLE : Licenciement abusif, nécessités de fonctionnement, preuve et contrôle judiciaire

Note sous C. trav. Liège, 20 octobre 2004, publié in Chron. D.S., 2005, p. 351

Mis en ligne le dimanche 9 décembre 2007


M. JOURDAN

Note sous C. trav. Liège, 20 octobre 2004, publié in Chron. D.S., 2005, p. 351.

L’affaire tranchée par cet arrêt de la Cour du travail de Liège du 20 octobre 2004 est un modèle du genre.

Un ouvrier avait suivi dans l’entreprise un plan formation – insertion, à la suite duquel il fut engagé sous contrat de travail à durée indéterminée pour une fonction de placement de chauffage central et d’installations sanitaires. Il fut licencié, quelques mois après le début du contrat à durée indéterminée, suite à trois courriers de son organisation syndicale, distants de deux mois au total. Le licenciement intervint le surlendemain de l’envoi du troisième courrier.

La société invoque comme motif de licenciement les nécessités de fonctionnement de l’entreprise. Celles-ci résideraient, selon elle, dans une réduction du produit financier, vu notamment diverses faillites dont les effets ont rejailli sur sa rentabilité, ainsi que la réduction de l’activité dans la branche de travail du travailleur licencié. Pour la société, cette situation a entraîné la nécessité de licencier celui-ci, son choix s’étant porté sur lui vu qu’il serait le moins motivé et le moins spécialisé.

La Cour rappelle les quatre niveaux de contrôle généralement opérés dans le cadre de l’article 63 LCT en matière de licenciement fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise : il faut examiner (i) si le motif licite allégué est dûment avéré, à savoir s’il existe des nécessités de fonctionnement de l’entreprise, (ii) si celles-ci ont entraîné l’obligation de licencier un membre du personnel, (iii) si le choix du membre du personnel s’est porté sur un travailleur faisant partie de la catégorie de personnel susceptible d’être visée par les difficultés vantées et (iv) si, à l’intérieur de cette catégorie, le choix de la personne elle-même est exempt d’arbitraire.

Pour la Cour, si les nécessités de fonctionnement existent (i) et qu’elles justifient le licenciement d’un ou de plusieurs travailleurs (ii), le contrôle du juge s’arrête dès lors qu’il n’y a pas d’abus manifeste dans le choix du travailleur licencié. Par conséquent, dès lors que les nécessités de fonctionnement de l’entreprise ne seraient pas établies, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, c’est-à-dire d’examiner si l’ouvrier était ou non suffisamment spécialisé. Tel n’est en effet pas le motif invoqué à la base du licenciement, mais uniquement le critère du choix du membre du personnel dont la rupture du contrat de travail est décidée, dès lors qu’est dûment avérée la nécessité de licencier un membre de ce personnel pour des raisons liées au fonctionnement de l’entreprise.

En ce qui concerne le choix du travailleur, l’exigence d’absence d’abus manifeste est concrétisée, de manière générale en jurisprudence, par l’exigence de la fixation de critères objectifs ou, du moins, objectivables et la Cour relève que, si le contrôle du juge s’arrête dès lors qu’il n’y a pas d’abus manifeste dans le critère du choix, en l’occurrence, le fait de retenir le travailleur le moins motivé pose des difficultés : il s’agit en effet d’un critère subjectif. De ce fait, il rendra quasi impossible la preuve du fait ou du comportement qui a permis de conclure à l’absence de motivation. L’article 915 du Code judiciaire exige en effet que la partie qui a la charge de la preuve se fonde sur des faits précis et pertinents.

La Cour est ensuite amenée à rappeler les principes en cas de pluralité de motifs, dès lors que certains sont licites et d’autres illicites. En présence de motifs illicites invoqués par le travailleur (en l’occurrence les trois courriers de son organisation syndicale qui ont précédé de peu le licenciement), l’employeur ne doit pas établir qu’il n’a pas pris sa décision pour un motif illicite, puisque, en vertu du mécanisme de l’article 63, dès qu’existe un motif licite, le licenciement est autorisé. Par contre, un des effets de l’existence d’un motif illicite dès lors que le travailleur fait état de la possibilité de l’existence de celui-ci et que le juge examinera les motifs licites avec une rigueur toute particulière. En effet, en l’absence de motifs illicites (ainsi, en l’espèce, en l’absence de protestations de l’organisation syndicale), les motifs licites allégués par l’employeur n’auraient pas nécessairement conduit celui-ci à licencier (voir également C. trav. Brux., 12 janv. 1987, C.D.S., 1989, 111 ; C. trav. Liège, 8 juin 1998, R.G. 25.743/97 ; C. trav. Liège (sect. Namur), 27 fév. 1992, R.G. 4.001 ; C. trav. Liège, 13 sept. 1991, Chron. Dr. Soc., 1993, 58).

La Cour procède dès lors à l’examen du premier niveau de contrôle : des difficultés de fonctionnement de l’entreprise existaient-t-elles ? Quoique la Cour ne soit pas amenée à le rappeler ici, il faut relever que par nécessité, il y a lieu non seulement d’entendre les difficultés de l’entreprise (hypothèse du cas d’espèce), mais également toute décision de choix stratégique (redéploiement, redéfinition d’activité, recours à d’autres modes d’organisation du travail, …) dans l’opportunité de laquelle le juge n’entrera pas. Ces questions sont généralement reconnues comme faisant partie du champ économique de l’entreprise, étranger au contrôle judiciaire. Le juge doit néanmoins se voir confirmer l’existence de nécessités de fonctionnement, afin de pouvoir vérifier si les conditions légales de licenciement sont réunies.

En l’espèce, l’employeur identifie celles-ci comme étant une réduction du produit financier, dont les effets ont, pour lui, nécessairement conduit au licenciement. Recherchant si cette réduction existe réellement, la Cour examine les comptes de résultat de l’entreprise, dont la progression de la marge brute d’exploitation, qui est constante sur trois ans, ce qui, contrairement à ce que soutient la société, constitue une progression constante du résultat financier, et ce d’autant qu’il y a constitution d’un bénéfice à affecter et réduction de la perte à reporter. L’examen de la situation financière de l’entreprise est ainsi opéré sur des bases comptables objectives. Tout aléa est, autant que possible, éliminé et particulièrement l’appréciation de la réduction de profit alléguée sur la base d’une période de référence trop courte : il ne faut pas se fonder sur une petite période de l’année et comparer quelques mois d’une année déterminée aux mêmes mois de l’année précédente, et ce sans critères objectifs permettant d’expliquer ce choix, alors que l’évolution de la situation financière et économique de l’entreprise ne peut s’apprécier valablement qu’en fonction d’une année civile au moins.

D’autres filtres sont également passés au crible, à savoir en premier lieu le secteur de travail de l’intéressé au sein de l’entreprise. Dans la mesure où celui-ci a été engagé en tant qu’ouvrier destiné à placer des installations de chauffage central et des installations sanitaires, la société est tenue, puisqu’en l’occurrence elle invoque une diminution de son chiffre des ventes, de déterminer dans quelle mesure la fonction du travailleur en cause est influencée, dans le secteur dans lequel il est occupé, par l’évolution de ce chiffre des ventes. En outre, l’argument selon lequel des faillites auraient porté préjudice à la santé financière de l’entreprise ne peut être retenu, dans la mesure où il n’est nullement démontré qu’elles ont eu une incidence sur cette situation (et ce d’autant plus qu’elles sont postérieures au licenciement).

Ensuite, l’argument du chômage économique. La société expose qu’elle y recourt de manière régulière. Le recours au chômage économique pourrait tenter de faire admettre une situation endémique de manque de travail, de difficultés, etc., mais comme pour l’ensemble des autres motifs allégués, la Cour se garde bien de confondre le résultat d’une décision de l’entreprise avec sa cause. La décision de recourir au chômage économique n’est en l’occurrence nullement expliquée. Et la Cour de relever qu’elle n’est pas en mesure d’apprécier le sens de celui-ci : ainsi, s’il est spécifique à la branche de travail, s’il est structurel dans l’entreprise ou par contre s’il est saisonnier. Le fait d’y recourir n’est dès lors pas la preuve de l’existence de difficultés de fonctionnement de l’entreprise.

Enfin, la politique de l’entreprise en matière de personnel est également examinée et, en l’occurrence, la Cour constate encore qu’il ne ressort pas d’un mouvement significatif de réduction du personnel que l’entreprise ait été amenée à réduire ses coûts de main-d’oeuvre. Ceci vaut d’autant plus que d’autres membres de personnel ont été engagés.

Cette jurisprudence est particulièrement exemplative de la jurisprudence en matière de contrôle du licenciement de travailleurs manuels pour des raisons fondées sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise et rappelle la portée du contrôle du juge quant au motif du licenciement. Si notre droit positif ne contient en effet aucune exigence de motivation formelle du licenciement (dans le chef de l’employeur du secteur privé), la motivation matérielle doit exister et son contrôle est effectué de manière stricte, vu la présomption légale de licenciement abusif contenue dans le texte de la loi.


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