Terralaboris asbl

Etendue de la mission de l’expert

Commentaire de C. trav. Liège, 16 janvier 2006, R.G. 30.903/02

Mis en ligne le jeudi 21 février 2008


Cour du travail de Liège, 16 janvier 2006, R.G. 30.903/02

Terra Laboris asbl – Sophie Remouchamps

La cour du travail de Liège a décidé qu’un expert judiciaire ne peut pas être chargé de se prononcer sur le lien de causalité entre l’accident du travail et la lésion, lorsque la compagnie d’assurances ne fournit aucun commencement de preuve de nature à renverser la présomption légale, qui bénéficie à la victime.

Les faits

Un chauffeur de bus a été victime d’un accident du travail en faisant un effort violent pour faire basculer une porte de garage en aluminium. Il était seul au moment des faits.

L’événement soudain a été refusé par l’entreprise d’assurances, laquelle contestait également le lien causal unissant l’événement soudain épinglé à la lésion invoquée par le travailleur.

La décision du tribunal

Le tribunal du travail estima que l’événement soudain était établi et désigna, avant dire droit quant à l’indemnisation, un médecin expert. Préalablement à la fixation des incapacités de travail, le tribunal avait chargé l’expert de « dire si la lésion constatée le 31 mars 2000 était exclusivement imputable à l’événement soudain décrit par celui-ci ».

La position des parties

L’entreprise d’assurances a interjeté appel de cette décision en ce qui concerne la qualification des faits, alléguant l’inexistence de l’événement soudain. Dans le cadre de cet appel, un appel incident a été introduit par la victime, appel qui avait pour but de faire supprimer du libellé de la mission de l’expertise la question préalable susmentionnée.

La décision de la cour

Dans un arrêt antérieur à celui annoté, la cour du travail de Liège a confirmé le jugement en ce qui concerne l’existence de l’événement soudain, la contestation portant en l’espèce sur la preuve des faits, le travailleur étant seul au moment où l’accident est survenu.

L’arrêté annoté statue sur l’appel incident du travailleur et se prononce sur le libellé de la mission d’expertise.

S’interrogeant sur la question préalable à la mission d’expertise (« dire si la lésion constatée était exclusivement imputable à l’événement soudain décrit »), la cour commence par rappeler le prescrit de l’article 9 de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail, qui dispose que, quand la victime a démontré l’existence d’une lésion et d’un événement soudain (ce qui est le cas dans le cas d’espèce), la lésion est présumée trouver son origine dans l’accident.

Cette présomption de causalité peut être renversée par l’entreprise d’assurances.

Quant au libellé de la mission d’expertise, la cour relève deux erreurs commises par le tribunal, étant, en premier lieu, que celle-ci vise une lésion « exclusivement imputable à l’événement soudain » alors qu’il suffit que la lésion soit imputable à tout le moins partiellement à cet événement pour que l’incapacité de travail qui en découle soit entièrement attribuée à l’accident. En second lieu, la cour estime que les termes de la mission, qui invitent l’expert à dire si la lésion est imputable à l’accident, tendent à priver la victime du bénéfice de la présomption légale de causalité. Pour la cour, il convient dès lors de demander à l’expert, dans la perspective du renversement éventuel de cette présomption, de dire s’il est établi, au plus haut degré de vraisemblance possible, que la lésion n’est pas imputable, même partiellement, à l’événement soudain allégué.

La cour relève cependant que l’objet de l’appel incident du travailleur est non pas la modification de la question préalable dans le libellé de la mission mais bien la suppression de celle-ci, et ce au motif que l’entreprise d’assurances n’a jamais fourni le moindre commencement de preuve ni même introduit le plus petit élément de doute quant à l’absence de lien causal entre la lésion et l’événement soudain.

La cour rappelle à cet égard que l’entreprise d’assurance est en droit de rapporter la preuve contraire à la présomption légale et que l’expertise judiciaire constitue un mode de preuve. Cependant, l’octroi du bénéfice de ce mode de preuve n’est pas automatique : il revient à la partie qui en sollicite l’usage de fournir préalablement, certes pas la preuve elle-même, mais un commencement de preuve, voire au minimum un simple indice. Pour la cour, « une expertise judiciaire se mérite », solution qui apparaît à celle-ci légitime, la charge de la preuve reposant sur l’entreprise d’assurances.

En l’espèce, l’entreprise d’assurances n’ayant communiqué aucun élément en ce qui concerne le lien causal, la cour estime qu’il y a lieu de faire droit à l’appel incident et dès lors de supprimer, dans le libellé de la mission d’expertise, les points litigieux et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’interroger l’expert sur le lien de causalité entre l’accident et la lésion, ce lien étant légalement présumé et aucun élément n’ayant été fourni en vue de l’administration de la preuve contraire.

Importance de la décision

La loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail a instauré un mécanisme qui partage la charge de la preuve entre le travailleur et l’entreprise d’assurances, reportant sur cette dernière la charge – et le risque – de la preuve en ce qui concerne le lien causal unissant l’événement soudain à la ou les lésions constatées à la suite de l’accident.

S’agissant d’une présomption réfragable, elle peut être renversée, en démontrant l’absence de lien causal, c’est-à-dire que le dommage serait survenu de la même manière et dans la même mesure sans l’existence de l’accident (le lien causal étant en effet envisagé au regard de la théorie de l’équivalence des conditions).

La question du lien causal étant, dans la majorité des cas, une question d’ordre médical, l’expertise judiciaire, qui est habituellement ordonnée pour la fixation des incapacités de travail, s’avère l’outil par excellence pour permettre à l’entreprise d’assurances d’administrer la preuve contraire. De plus en plus de décisions judiciaires prévoient dès lors, dans le libellé de la mission d’expertise, un point relatif à ce lien causal. Force est de constater, comme l’a fait dans le cas d’espèce le jugement entrepris, que les cours et tribunaux, appelés à insérer un point spécifique dans la mission, font souvent fi de la présomption. En outre, demander à l’expert de se prononcer sur l’existence du lien causal, revient à lui demander de régler une question juridique alors que cette compétence revient au juge seul. Aussi, c’est tout à fait à bon droit nous semble-t-il que la cour du travail estime inadéquat le libellé de la question relative au lien causal, puisqu’il ne s’agit pas de déterminer s’il y a un lien causal mais bien de déterminer s’il n’y a pas de lien causal, le doute ou l’incertitude devant être retenus au détriment de l’entreprise d’assurances.

Mais l’arrêt va en l’espèce plus loin, faisant siens les arguments du travailleur, selon lesquels l’entreprise d’assurances ne peut recourir à l’expertise pour renverser la présomption légale si elle n’a pas, au préalable, fourni des éléments tendant à démontrer qu’il peut y avoir contestation sur l’existence du lien causal (la cour critique l’absence de commencement de preuve ou même d’élément de doute). C’est la raison pour laquelle la cour du travail estime en l’espèce qu’il y a lieu de supprimer toute référence dans le libellé de la mission d’expertise au lien de causalité entre l’accident et la lésion, ce qui exclut de facto du débat médical dans le cadre de l’expertise judiciaire la question du lien causal et limite celle-ci à la fixation des lésions.

Enfin, la décision présente également un autre intérêt, étant un rappel de la notion de causalité applicable en droit belge. Le dommage sera considéré en lien causal avec l’accident dès lors qu’il est à tout le moins partiellement imputable à l’événement soudain.


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