Terralaboris asbl

Travailleur intérimaire : absence d’immunité légale en cas de faute de l’entreprise utilisatrice d’un travailleur intérimaire

Commentaire de Mons, 13 décembre 2006, R.G. 2004/RG/202

Mis en ligne le vendredi 22 février 2008


Cour d’Appel de Mons, 13 décembre 2006, R.G. 2004/RG/202

Terra Laboris asbl – Mireille Jourdan

Les faits

Une très importante société du secteur du verre, de la région de Charleroi avait eu recours, par contrat du 25 mars 1991, aux services d’un travailleur intérimaire, mis à disposition par le T-Service Intérim de Charleroi avec la qualification d’ouvrier de production

Moins d’un mois plus tard, l’ouvrier fut victime d’un très grave accident du travail (main arrachée), alors qu’il procédait au nettoyage et au polissage d’une machine prototype mise au point par la société.

Rappelons quant au contexte réglementaire que, l’ONEm a été autorisé par arrêté royal (A.R. du 16 décembre 1981) à mettre des travailleurs intérimaires dans le secteur marchand à la disposition d’utilisateurs, et ce en respectant toutes les dispositions de la réglementation relative aux entreprises de travail intérimaire (sauf celles applicables en matière d’agrément).

Par ailleurs, le FOREM a été autorisé par arrêté du 6 juin 1991 de l’exécutif régional wallon à mettre des intérimaires qu’il a engagés, en qualité d’employeur, à la disposition d’utilisateurs (toujours dans le cadre de la loi du 24 juillet 1987).

La procédure

Le travailleur lança citation contre la société utilisatrice, et était appuyé dans sa demande par la SMAP (actuellement ETHIAS), assureur-loi du FOREM T-Service Charleroi. Le dossier n’explique pas pourquoi cette affaire fut introduite devant le tribunal de commerce. C’est donc cette juridiction qui statua en première instance et la cour d’appel qui connut ensuite de l’affaire.

La décision du tribunal

Par jugement du 25 juin 1998, le tribunal donna acte à la SMAP de son désistement d’action. Il reçut la demande de la victime, la déclarant fondée à concurrence d’une somme provisionnelle de 220.000 anciens BEF et ordonna, pour le surplus et avant dire droit, la désignation d’un expert.

La position des parties en appel

La société interjeta appel afin d’entendre dire irrecevable et, subsidiairement, non fondée la demande originaire.

La victime interjeta appel incident afin de faire porter la provision allouée par le premier juge à un montant de 1.000.000 anciens BEF.

Position de la cour d’appel

La cour fut ainsi amenée à trancher d’abord la question de la recevabilité de la demande et, ensuite, l’examen du fond, qui rappelle des notions juridiques importantes.

Sur la recevabilité, l’entreprise utilisatrice ayant considéré qu’elle devait bénéficier de l’immunité civile instaurée par l’article 46 §1er de la loi du 10 avril 1971, la cour releva que l’utilisateur d’un travailleur intérimaire n’est pas l’employeur de celui-ci et ne bénéficie, par conséquent, pas de l’immunité accordée à l’employeur par la disposition visée.

La cour d’appel rappelle un arrêt de la Cour d’Arbitrage du 11 mai 2005 (C.A., n° 88/2005, 11-05-05), qui a décidé que les articles 7 et 8, alinéa 1er, de la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à la dispositions d’utilisateurs ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’ils refusent à l’utilisateur le bénéfice de l’immunité dont jouit l’employeur.

L’on ne peut, pour la cour d’appel, faire ici le raisonnement par analogie avec le secteur non marchand. En effet, la Cour de cassation a considéré, pour celui-ci (Cass., 30 janvier 1993, R.G. JC931K1) que la fiction légale suivant laquelle l’ONEm est réputé employeur des travailleurs engagés sur pied de l’arrêté royal n° 25 du 24 mars 1982 (créant un programme de promotion de l’emploi dans le secteur non marchand) il n’a pas pour effet de priver de la qualité d’employeur au sens de l’article 46 de la loi du 10 avril 1971 la personne qui a engagé ce dit travailleur dans les liens d’un contrat à durée déterminée. Ce qui a été décidé dans le cadre de « troisième circuit de travail » n’est cependant pas applicable en-dehors de celui-ci. La cour d’appel relève que le contrat liant les parties et le T-Service Intérim se réfère expressément à la loi du 24 juillet 1987 sur le travail intérimaire. Il y a des distinctions fondamentales entre celle-ci et la réglementation du « troisième circuit de travail ».

En effet :

  • les prestations visées par la loi du 24 juillet 1987 sont intégrées dans le circuit des échanges économiques (ce qui n’est pas le cas pour celles prévues dans les mesures de promotion de l’emploi dans le secteur non marchand),
  • dans celui-ci, les employeurs potentiels, limitativement énumérés, sont les co-contractants des travailleurs, même si l’ONEm supporte la totalité de la rémunération et des cotisations sociales y afférentes, ce qui n’est pas le cas dans le cadre de la loi du 24 juillet 1987, où existe une relation triangulaire.

La cour conclut que l’arrêté royal n° 25 a créé un régime hybride, qui est sans rapport avec le cadre contractuel dans lequel évoluaient les parties au moment de l’accident litigieux.

La société utilisatrice ne pouvait dès lors se voir appliquer les dispositions relatives à l’immunité de l’employeur. La procédure est donc jugée recevable.

Quant au fondement de la demande, la cour d’appel a retenu – et la jurisprudence sur la question est relativement rare – que la société a engagé sa responsabilité dans l’accident litigieux.

Cette faute de la société provient du fait que :

  • elle a affecté le travailleur à des prestations présentant un caractère de dangerosité et exclues par le contrat de mise à disposition. Celui-ci prévoyait en effet que l’ouvrier devait assumer un travail d’ouvrier de production. La société ne pouvait dès lors lui confier – sauf accord écrit et préalable de T-Service Intérim (non acquis en l’espèce) – aucune manipulation de machine ;
  • la machine – prototype – à laquelle l’ouvrier avait été affecté était dépourvue de tout système de protection. Ce n’est qu’après l’accident litigieux qu’un appareillage de sûreté fut mis en place, à savoir un verrouillage électronique arrêtant la machine en cas d’ouverture du treillis de protection ;
  • la société n’a pas démontré avec la certitude requise que, au jour de l’accident, l’ouvrier travaillait depuis un certain temps sur la machine litigieuse ni, surtout, qu’il aurait été correctement et complètement informé des risques importants et des dangers liés au fonctionnement semi expérimental de celle-ci.

La cour d’appel relève encore l’inadéquation de l’argumentation de la société, qui faisait valoir que l’intéressé n’aurait dû procéder qu’à des opérations de nettoyage avec un appareil à haute pression, alors que les tâches étaient bien autrement définies et que c’est en exécutant celles-ci que l’intéressé eut la main broyée par un cylindre.

La cour confirme, pour le surplus, le jugement en cause et fait droit à la provision de 4.789,35 € sollicitée par la victime.

Intérêt de la décision

Cette décision a le mérite de rappeler la particularité de la situation de l’entreprise utilisatrice, dans le cadre de travail intérimaire, et ce à l’heure où il est de plus en plus recouru à ce type d’engagement et où il est, par ailleurs, constaté que les travailleurs intérimaires sont plus exposés (manque d’expérience, manque de formation, jeune âge) à un risque d’accident du travail.

En l’espèce, l’accident survint dans des conditions particulièrement alarmantes sur le plan de la sécurité et l’arrêt rappelle encore à cet égard que peut constituer une faute contractuelle non seulement le fait pour l’entreprise utilisatrice d’affecter le travailleur à des fonctions qui ne sont pas prévues par le contrat, mais également l’absence de dispositifs de sécurité suffisants.


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