Terralaboris asbl

Prestations aux personnes handicapées : une précision importante de la Cour de cassation

Commentaire de Cass., 16 décembre 2013, n° S.12.0060.F

Mis en ligne le lundi 19 mai 2014


Cour de cassation, 16 décembre 2013, n° S.12.0060.F

TERRA LABORIS ASBL

La Cour de cassation rend un arrêt important sur la question – controversée – de l’année des revenus qui doivent être pris en considération, sous déduction des abattements, pour fixer l’allocation de remplacement de revenus et l’allocation d’intégration en cas de modification de la situation familiale.

Les faits de la cause

M. V. demande le 5 décembre 2006 une allocation de remplacement de revenus et une allocation d’intégration. Ses droits doivent dès lors être fixés au 1er janvier 2007. Il était à l’époque en instance de séparation avec sa compagne. Il ne sera inscrit comme isolé à une nouvelle adresse que le 1er août 2008 et il ressort d’une instruction du dossier qu’il n’a vécu séparément de sa compagne qu’à partir du mois de juillet 2008.

Pour la période allant jusqu’au 1er août 2008, le tribunal puis la cour du travail de Liège confirment la position de l’administration que les revenus du sieur V. et de sa compagne font obstacle à l’octroi tant de l’allocation de remplacement de revenus que de l’allocation d’intégration.

L’intérêt du litige porte dès lors sur le calcul des revenus de M. V. à partir du 1er août 2008, date de la modification de la composition de famille en suite d’une séparation.

Indiquant appliquer l’article 9, § 3, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 relatif à l’allocation de remplacement de revenus et l’allocation d’intégration, le Service a pris en considération les revenus du sieur V. – soit des indemnités d’assurance maladie-invalidité – , perçus en juillet 2008, lors de la modification de la composition du ménage.

Ce mode de calcul a été entériné par le premier juge. L’appel du sieur V. tendait à voir tenir compte de ses revenus de l’année 2006, soit l’année – 2.

Ainsi que le rappelle l’arrêt de la 3e chambre de la cour du travail de Liège du 13 février 2012 soumis à la censure de la Cour de cassation, l’article 9, § 3, de l’arrêté royal prévoit que lorsque les données relatives à l’état civil, au ménage de la personne handicapée, à la composition de famille, à la charge d’enfant ou à la cohabitation, qui ont servi de base pour la fixation du montant du revenu sont modifiées, il est tenu compte de la nouvelle situation. L’interprétation de cette disposition, qui était auparavant contenue dans l’article 9, § 2, de l’arrêt royal avant sa modification par l’arrêté royal du 22 mai 2003, a suscité des controverses.

La pratique administrative consistait à actualiser les revenus à la date de la séparation du ménage.

Par contre, la jurisprudence considérait que cette disposition imposait la prise en compte des modifications relatives à la composition de ménage et des revenus des membres de ce ménage mais ne constituait pas une dérogation à la méthode de calcul des revenus par référence aux années de revenus – 2 ou – 1 (en cas de modification des revenus).

La Cour de cassation a été saisie de la question et, par un arrêt du 14 novembre 2004 (Pas., n° 548 avec les conclusions conformes de J.-F. Leclercq) a décidé que l’article 9, § 2, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 dérogeait dans les situations qu’il énonce aux règles contenues aux articles 8 et 9, § 1er, du même arrêté. Les revenus à prendre en compte étaient ainsi ceux existant au jour du changement survenu dans la composition de la famille.

Cette solution n’a pas fait l’unanimité. La doctrine l’a critiquée (cf. not. J.-F. Neven : Allocations aux personnes handicapées : Modification de la situation familiale et année de revenus, Chron. D.S., 2007, pp. 92 et 93).

Une partie de la jurisprudence a adopté l’interprétation de la Cour de cassation (cf. not. cour trav. Mons, 15 mars 2006, Chron. D.S., 2007, p.89 à 92). Par contre, l’arrêt de la cour du travail de Liège du 13 février 2012 se réfère à des décisions du tribunal du travail de Charleroi s’étant résolument écartées de l’enseignement de la Cour de cassation ainsi qu’à des décisions du tribunal du travail de Bruxelles ayant adopté une solution intermédiaire en vue de gommer la discrimination, à savoir tenir compte des revenus de l’année de référence mais en ajoutant ou en retranchant de ces revenus les éléments qui ont été influencés par la modification d’état civil ou la composition de ménage intervenue depuis lors (cf. not. TT Brux., 7 février 2007, Chron. D.S., 2007, p. 122).

L’arrêt de la cour du travail de Liège du 13 février 2012 décide que l’article 9, § 3, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 ne peut recevoir l’interprétation adoptée par la Cour de cassation. Il n’a pas pour portée de déroger à l’année de référence des revenus, solution qui bouleverserait complètement la règle de l’année de référence classique à savoir l’année – 2 ou – 1.

L’article 9, § 3, n’en est pas pour autant superfétatoire. Il indique que les conséquences de la modification de la composition de famille sont prises en compte notamment quant au montant correspondant à la catégorie (A, B ou C) et aux abattements variables selon cette catégorie. Il n’impose nullement de modifier l’année de revenus qui elle est déterminée conformément à l’article 8.

Selon la cour du travail de Liège, s’il fallait suivre la position de l’administration, la situation faite aux personnes handicapées lorsque la composition familiale est modifiée serait discriminatoire. Il serait en effet tenu compte des revenus actualisés pour les bénéficiaires dont la situation de famille est modifiée alors qu’un ménage composé de façon identique verrait quant à lui ses revenus être pris en compte par référence aux années – 2 ou – 1 et donc selon d’autres critères.

En outre, cette interprétation donne lieu à des difficultés pour déterminer la hauteur des revenus puisque généralement, hormis pour les décisions prises avec un effet rétroactif portant sur plusieurs années, le montant des revenus n’aura pas été fixé par l’administration fiscale compétente.

La cour du travail de Liège souligne également que la situation d’une personne dont la situation familiale évolue serait traitée différemment selon que la composition de famille a changé au cours du mois précédant la demande ou qu’elle est modifiée en cours d’octroi dans le cadre d’une révision. L’article 9, § 3, exige en effet une modification postérieure à la demande en sorte qu’il est inapplicable à la fixation du droit à la date de la demande.

La cour du travail décide que si l’article 9, § 3, a pour portée de déroger à l’année de référence des revenus, il faut alors écarter cette disposition, illégale, sur la base de l’article 159 de la Constitution et s’en tenir au prescrit de l’article 8, § 1er, de l’arrêté royal.

La cour du travail ordonne la réouverture des débats pour permettre au Service de présenter une proposition de calcul tenant compte des revenus de la personne handicapée pour l’année – 2.

Le pourvoi en cassation

Le Ministère de la prévoyance sociale s’est pourvu en cassation.

La première branche du moyen invoque essentiellement la violation de l’article 9, § 3, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987, soutenant que cette disposition déroge dans les situations qu’elle énonce, aux règles contenues aux articles 8 et 9, § 1er, du même arrêté royal en ce qui concerne notamment la période de référence des revenus à prendre en considération. La disposition de l’article 9, § 3, ne prévoyant aucune référence à une période qui précède, il faut interpréter les termes « tenir compte de la nouvelle situation » comme « tenir compte de la situation telle qu’elle existe au premier jour du mois qui suit celui au cours duquel la situation a changé c’est-à-dire au cours duquel il y a eu une modification des données relatives à l’état civil, au ménage, à la composition de la famille, à la charge d’enfant ou à la cohabitation du bénéficiaire ».

Le demandeur en cassation ajoute qu’il est sans incidence, que dans cette interprétation, le montant des revenus ne soit pas fixé par l’administration fiscale. Cela arrive également en cas de prise en considération des revenus de l’année – 2, ce qui explique qu’au terme de l’article 8, § 1er, alinéa 7, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987, lorsqu’il n’y a pas de déclaration à l’impôt des personnes physiques relative à l’année – 2, le Service des allocations aux personnes handicapées établit lui-même le revenu réel pour l’année considérée, la personne handicapée et la personne avec laquelle elle forme un ménage de fait étant tenues de lui communiquer toutes les données nécessaires.

La deuxième branche du moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il décide d’écarter l’application de l’article 9, § 3, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 au motif qu’il est illégal. En cette branche, le moyen soutient que la différence de traitement consistant à prendre en considération la nouvelle situation pour les personnes dont la situation a été modifiée alors que les personnes handicapées dont les données mentionnées ne sont pas modifiées voient leurs revenus calculés par rapport à l’année de référence – 2, est objectivement et raisonnablement justifiée et proportionnée au but visé.

La troisième branche du moyen soutient que la disposition de l’article 9, § 3, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 s’applique qu’il s’agisse d’une demande, d’une nouvelle demande ou d’une révision, dès qu’il y a eu une modification par rapport à l’année de référence – 2. Il n’y a dès lors pas de traitement différent selon que la composition de la famille a changé au cours du mois précédant la demande ou qu’elle est modifiée en cours d’octroi dans le cadre d’une révision.

L’arrêt de la Cour de cassation

La Cour de cassation décide que la première branche du moyen manque en droit. Il suit en effet de l’ensemble des dispositions des articles 7, § 1er, alinéa 1er, 1°, de la loi du
27 février 1987 relative aux allocations pour personnes handicapées, du 2e alinéa de ce paragraphe, des article 8, § 1er, spécialement alinéas 4, 9 et 10 et 9, § 1er, alinéas 1er et 2 de l’arrêté royal du
6 juillet 1987 « que l’article 9, § 3, (de celui-ci) ne déroge pas aux règles énoncées aux articles 8, § 1er et 9, § 1er de cet arrêté en ce qui concerne la période de référence des revenus à prendre en considération mais impose d’appliquer au calcul de ces revenus les corrections justifiées par la nouvelle situation. Le moyen, qui repose sur le soutènement contraire, manque dès lors en droit ».

Quant aux deuxième et troisième branches, elles sont irrecevables à défaut d’intérêt. Elles sont en effet dirigées contre des considérations surabondantes de l’arrêt attaqué dès lors que les motifs vainement critiqués par la première branche du moyen suffisent à justifier la décision de la cour du travail de prendre en considération les revenus du défendeur au cours de l’année 2006 (soit l’année – 2).

Intérêt de la décision

L’arrêt de la cour du travail de Liège présente l’intérêt de rappeler les divergences de vue de la jurisprudence après l’arrêt de la Cour de cassation du 14 novembre 2004.

On relèvera que cet arrêt de la cour du travail est rendu sur conclusions contraires du ministère public, comme d’ailleurs le jugement du tribunal du travail de Bruxelles du 7 février 2007 (Chron. D.S., 2007, p. 122).

Par ce jugement, le tribunal a considéré que l’article 9, § 3, devait s’interpréter comme imposant de prendre en compte les revenus de l’année de référence définie par les articles 8, §1er, et 9, § 1er, mais en ajoutant ou en retranchant de ces revenus les éléments qui ont été influencés par la modification d’état civil ou de composition de famille qui est intervenue, ce qui lui permet de donner un effet utile à l’article 9, § 3 sans priver de tout effet les derniers alinéas de l’article 8, § 1er . La cour du travail ajoute que cette solution rencontre les critiques de la doctrine et d’une partie de la jurisprudence des juges du fond (renvoi à M. Dumont et N. Malmendier, « Les allocations aux handicapés » in Guide social permanent – Sécurité Sociale : commentaires, Kluwer, partie III, Livre II, Titre II, Chapitre III (n° 440 et suivants dans la version actualisée du Guide).

Le tribunal du travail avait opportunément rappelé que, si la disposition de l’article 9, § 2, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 sur lequel la Cour de cassation s’est prononcée le 15 novembre 2004 est globalement similaire à l’actuel article 9, § 3, le contexte législatif d’ensemble avait par contre été modifié. Contrairement à ce qui était le cas dans l’espèce sur laquelle la Cour de cassation s’était penchée, la loi du 27 février 1987 et l’arrêté royal du 6 juillet 1987 ont, ainsi que le souligne le jugement du tribunal du travail de Bruxelles, désormais systématisé le renvoi aux revenus d’une année de référence (- 2 ou – 1), sans plus comporter l’important régime dérogatoire de prise en compte de certains revenus à la date des faits de la décision (article 13 du la loi du 27 février 1987 abrogé par l’article 129 de la loi-programme du 24 décembre 2002). Cette logique générale est encore confirmée par deux autres mécanismes d’adaptation. Il s’agit, d’une part, du paragraphe 2 de l’article 9 de l’arrêté royal, introduit par l’arrêté royal du 22 mai 2003, qui impose la prise en compte des revenus de l’année de référence dont sont cependant retranchés les revenus qui ont disparus sans être remplacés. Il s’agit, d’autre part, des deux derniers alinéas de l’article 8, § 1er, qui prévoient la prise en compte des revenus de l’année de référence de la personne qui forme depuis lors un ménage avec la personne handicapée ou l’exclusion des revenus de l’année de référence de la personne qui a cessé de former un ménage avec l’intéressé.

L’arrêt de la Cour de cassation ici commenté présente l’intérêt fondamental d’interpréter l’article 9, § 3, de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 dans le contexte législatif d’ensemble et ainsi de donner un effet utile à cette disposition sans priver d’effet la règle générale de renvoi aux années de revenus – 2 ou – 1.

Dans cette interprétation, il n’est plus nécessaire d’écarter sur la base de l’article 159 de la Constitution, cet article 9, § 3, comme étant contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Cela ne signifie évidemment pas que les observations de la doctrine et de la jurisprudence ayant confronté cet article 9, § 3 du droit matériel aux exigences d’égalité et de
non-discrimination sont sans intérêt. Cette réflexion sert au contraire souvent à conforter le choix d’une interprétation du droit matériel conforme à ces exigences.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be