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Quand poser une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 31 octobre 2013, R.G. 2013/AB/477

Mis en ligne le mercredi 18 juin 2014


Cour du travail de Bruxelles, 31 octobre 2013, R.G. n° 2013/AB/477

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 31 octobre 2013, la Cour du travail de Bruxelles examine, à la lumière du TFUE et du nouveau règlement de procédure de la Cour de Justice, les conditions dans lesquelles une question peut être posée à titre préjudiciel.

Les faits

Une institution de soins de santé (A.S.B.L.) est en liquidation et, dans le cadre de celle-ci, un collège de liquidateurs a été nommé.

Toute activité ayant pris fin, le personnel est dispensé de prestations.

Des offres étant en cours, il y a finalement reprise par plusieurs institutions. Les membres du personnel se voient alors licenciés sans préavis en juin 2008 et entrent au service d’un membre du consortium de reprise, tout en introduisant une créance au passif de l’A.S.B.L. en liquidation. L’indemnité compensatoire de préavis étant refusée dans l’admission au passif, une requête est introduite devant le tribunal du travail, qui, par jugement du 15 novembre 2012, la déclare non fondée.

Appel est interjeté.

La demande formée en appel

L’A.S.B.L. demande à la cour de poser deux questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne, et ce sur pied de l’article 19, alinéa 2 du Code judiciaire.

Ces deux questions concernent les effets du transfert d’entreprise. La première porte sur la question de savoir si, eu égard à l’exigence de maintien de l’identité de l’activité reprise, l’opération par laquelle une convention unique est conclue entre un établissement hospitalier en liquidation et diverses institutions (impliquant un transfert « éparpillé » entre celles-ci du personnel ainsi que de la majorité des biens), de telle sorte que chaque entité ne reprend que certains éléments d’actifs en vue de les intégrer à leurs propres activités (certaines identiques et d’autres étant similaires), constitue-elle un transfert au sens de la Directive 2001-23/CE du Conseil du 12 mars 2001 et de la CCT n° 32bis du 7 juin 1985 ? La seconde question concerne l’hypothèse où il est admis que la Directive doit s’appliquer et donc la CCT 32bis : les licenciements intervenus à la veille du transfert doivent-ils être considérés comme nuls et non avenus et le personnel est-il supposé être toujours en service à la date du transfert – le constat de nullité impliquant-il en outre que les travailleurs ne puissent pas prétendre au paiement d’une indemnité de rupture ?

La décision de la cour

La cour considère qu’il est prématuré de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice, et ce dans le cadre des mesures préalables pouvant être ordonnées par le juge à tout stade de la procédure, en application de l’article 19, alinéa 2 du Code judiciaire.

La cour se pose d’abord la question de savoir si une telle question constitue en effet une mesure destinée à instruire la demande et, en outre, vu l’absence de débat à ce stade de la procédure, l’opportunité de poser la question n’a pas encore pu être appréciée.

La cour se tourne vers la législation communautaire pour étayer sa conclusion qu’il faudra d’abord un débat contradictoire sur l’argumentation de fond.

L’article 267 du TFUE permet en effet au juge national de poser à la Cour de Justice une question, dès lors qu’il estime qu’une décision sur un point relevant de la compétence de la Cour être nécessaire pour rendre son jugement. Le règlement de procédure de la Cour de Justice prévoit la manière de libeller la question, étant à la fois l’exigence d’un exposé sommaire de l’objet du litige et des faits pertinents, ainsi que les dispositions nationales visées et, éventuellement, la jurisprudence nationale, ainsi que l’exposé des raisons qui conduisent le juge national à s’interroger sur l’interprétation et la validité de certaines dispositions du droit de l’Union, de même que le lien avec celles-ci et la loi applicable.

La cour du travail renvoie également aux recommandations faites par la Cour de Justice aux juridictions nationales, étant que, si le juge s’estime suffisamment éclairé par la jurisprudence de la CJUE, il peut décider lui-même de l’interprétation correcte du droit de l’Union. Cependant, un renvoi préjudiciel peut s’imposer s’il y a une question d’interprétation nouvelle et que celle-ci présente un intérêt général pour l’application conforme du droit de l’Union ou encore lorsque la jurisprudence existante ne peut être appliquée à l’espèce.

La cour du travail insiste sur l’exigence posée par la Cour de Justice de l’indication par le juge national des raisons pour lesquelles l’interprétation demandée est nécessaire pour rendre la décision et, plus particulièrement, en ce qui concerne le moment le plus approprié pour poser celle-ci, les mêmes recommandations considèrent qu’il est souhaitable que ceci intervienne à un stade de la procédure où le juge est en mesure de définir le cadre juridique et factuel de l’affaire. La Cour de Justice considère également que, dans l’administration d’une bonne justice, ceci doit intervenir à la suite du débat contradictoire.

Pour la cour du travail, même s’il y a eu des débats succincts et que les rétroactes du litige ont été évoqués brièvement, elle considère ne pas être en mesure de poser la question qui s’imposerait, celle-ci devant répondre aux exigences ci-dessus.

Plus particulièrement, lorsque la question vise l’éparpillement dans lequel intervient la reprise de certains éléments d’actifs, la cour estime qu’il peut y avoir un ensemble de situations qui, manifestement, dépassent le cadre de la contestation portée devant elle et que des réponses différentes peuvent en conséquence y être apportées.

Bien que les éléments produits tirés de la jurisprudence de la Cour de Justice permettent déjà de situer le litige eu égard au cadre juridique dans lequel ces décisions ont été rendues, la cour du travail considère qu’elle dispose ici d’éléments de fait limités et qu’il n’est d’ailleurs pas exclu qu’elle puisse, lorsqu’elle sera pleinement informée, juger sans devoir poser de question préjudicielle.

Elle invite dès lors les parties à échanger des conclusions, dans le cadre d’un calendrier qu’elle fixe sur pied de l’article 775 du Code judiciaire.

Intérêt de la décision

Cette décision de la Cour du travail de Bruxelles est l’une de plusieurs décisions identiques rendues, à la demande de membres du personnel de la même institution hospitalière en liquidation.

Il est, ainsi que le relève judicieusement la cour, trop tôt, à ce stade de la procédure (débats succincts), pour savoir si, vu les spécificités de la reprise de l’activité telle qu’elle a été décrite par les parties, il s’agit d’un transfert au sens de la Directive et de la CCT 32bis.

Même si, dans le cadre de l’article 19, alinéa 2 du Code judiciaire, le juge peut, avant dire droit et à tout stade de la procédure, ordonner une mesure préalable destinée notamment à instruire la demande, la cour pose très judicieusement la question de savoir si la question préjudicielle doit être comprise comme une telle mesure d’instruction, s’agissant en fin de compte de l’application des règles du droit européen à l’espèce lui soumise.

En outre, par le rappel des recommandations de la Cour de justice en ce qui concerne le libellé des questions préjudicielles, la cour reprend les exigences posées quant au libellé de la question elle-même et au contexte juridique national qui doit être exposé, en sus d’un descriptif factuel suffisant pour permettre de situer adéquatement le litige.


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