Terralaboris asbl

L’occupation d’entreprise, en cas de conflit social, est-elle licite ?

Commentaire de Trib. trav. Bruxelles, 20 juillet 2009, R.G. 7.292/09 et 7.879/09

Mis en ligne le lundi 14 juillet 2014


Tribunal du travail de Bruxelles, 20 juillet 2009, R.G. n° 7.879/09

TERRA LABORIS ASBL

Dans un jugement du 20 juillet 2009, rendu dans le cadre de la loi du 19 mars 1991, le tribunal du travail de Bruxelles a refusé de faire droit à une demande d’autorisation de licenciement pour motif grave d’un représentant du personnel qui participait à la poursuite de l’occupation d’une entreprise, après que le président du tribunal de première instance avait rendu une ordonnance ordonnant l’expulsion d’autres travailleurs (l’intéressé n’étant pas visé par celle-ci).

Les faits

Dans un contexte de grave conflit collectif lié à l’annonce de licenciements massifs, une société belge distributeur d’une grande marque automobile voit, début mai 2009, ses locaux occupés, le mouvement social étant très largement suivi.

La société lance deux citations devant le président du tribunal de première instance en référé, assignant nominativement 19 travailleurs et demandant leur expulsion moyennant astreinte.

Les citations lancées ne touchent pas l’ensemble des travailleurs qui occupent le site.

Une ordonnance est rendue le 12 mai 2009, ordonnant aux travailleurs cités de quitter le site et prévoyant d’autres mesures en cas de persistance des entraves que le président estime avoir constatées à l’examen du dossier.

Suite à la signification de l’ordonnance en cause, les travailleurs visés par celle-ci quittent l’entreprise. D’autres, cependant, restent sur les lieux, ce qui amène la société à déposer sans plus attendre une requête unilatérale en vue d’obtenir contre quiconque, cette fois, la fin des voies de fait qu’elle dénonce. Une seconde ordonnance est alors rendue le 13 mai 2009 constatant que les personnes présentes sur le site sont à ce point nombreuses et au surplus susceptibles d’être (encore) remplacées par d’autres personnes qu’elles ne sont plus identifiables. Il est ainsi fait droit à la requête unilatérale. Suite à la signification de cette seconde ordonnance, l’occupation du site prend fin le même jour. Ont notamment été touchés par la signification de la seconde ordonnance plusieurs travailleurs bénéficiant de la protection de la loi du 19 mars 1991.

La société introduit, dès lors, plusieurs actions au fond devant le tribunal du travail afin d’obtenir l’autorisation de les licencier. Dans l’espèce commentée, le fait reproché au titre de motif grave au délégué en cause est d’avoir repris à son compte les voies de fait dénoncées par le président du tribunal de première instance dans sa première ordonnance, de même que, tout en étant informé du contenu de cette décision, d’avoir empêché celle-ci de sortir ses effets pleins et entiers ainsi que celui de refuser d’exécuter spontanément une décision de justice.

La position du tribunal

Le tribunal va longuement rappeler les principes en matière de droit de grève. Il s’appuie essentiellement sur l’article 6, § 4 de la Charte sociale européenne révisée, dont il rappelle qu’elle a un effet direct en droit belge en vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective. Il rappelle également les conclusions du Comité européen des droits sociaux (XVI-1) selon lesquelles la situation de la Belgique n’est pas conforme à l’article 6, § 4, au motif que « plusieurs pratiques jurisprudentielles sont de nature à tenir en échec l’exercice du droit de grève et impliquent un dépassement des restrictions admises par l’article 31 de la Charte ». Le Comité vise par là les décisions rendues en référé civil interdisant les piquets de grève sous peine d’astreinte, ces piquets étant qualifiés de voies de fait, même s’ils ne se livrent à aucune violence physique, menace ou intimidation, de même que les ordonnances en référé se prononçant sur la grève elle-même et interdisant celle-ci même à titre préventif en raison d’un abus de droit, interdiction assortie d’astreinte.

Le Comité européen pointe notamment la grève menée entre décembre 2004 et mars 2005 dans l’entreprise AGC Automotive, où les piquets de grève ont été interdits alors que, sur la base de la documentation déposée, le Comité a pu conclure que le recours en question ne reposait sur aucune raison objective et qu’il était également contraire aux recommandations faites dans le Protocole approuvé par les instances syndicales et patronales belges en avril 2002.

Le tribunal du travail relève que ces considérations ne sont pas sans pertinence et qu’il n’y a pas lieu de suivre la position de la société selon laquelle la définition de la grève serait celle donnée par le Petit Robert ou le Larousse et pas plus. Pour le tribunal, une telle limitation pourrait conduire à réduire le droit de grève à la simple affirmation de son existence. Il rappelle que selon une partie de la jurisprudence récente, la formation de piquets de grève (qui refusent ou empêchent le libre accès à l’entreprise) n’outrepasse pas comme tel l’exercice normal du droit de grève, de même lorsqu’il n’y aucun acte de violence à l’égard de personnes ou des biens. Dans ces hypothèses, il ne peut être question de voie de fait. Celle-ci ne peut exister que si les limites de l’exercice socialement admis et, par conséquence, ordinaire du droit de grève sont manifestement dépassées. Le tribunal admet qu’entrent dans les modalités d’exercice de la grève, en prolongement de ce droit, celui de ne pas effectuer le travail convenu et de ne pas exécuter les obligations découlant du contrat de travail, de même que le fait de participer à un mouvement de grève ou à une manifestation. Il s‘agit d’un droit individuel du travailleur et ce droit mérite autant de protection que le droit de propriété de l’employeur.

L’exercice socialement accepté du droit de grève sera dépassé lorsque sont commis à l’occasion de celle-ci des actes de violence, d’intimidation ou de dégradation de matériel : la grève ne peut constituer une excuse à de tels comportements.

Le tribunal cite l’arrêt de la Cour de cassation du 27 janvier 2003 (J.T.T., 2003, p. 121) qui a rappelé que le motif grave doit, même en cas de grève, s’apprécier uniquement eu égard aux critères de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 et qu’il n’y a pas lieu de se fonder sur d’autres éléments, tels que le climat de lutte, le caractère par définition nocif de la grève, etc. Dans le cadre de la loi du 19 mars 1991 sera donc un motif grave toute faute grave qui rend immédiatement et définitivement impossible toute collaboration professionnelle, et ce d’autant que l’article 2, § 4 de la loi du 19 mars 1991 dispose notamment que le mandat ne peut entraîner ni préjudice ni avantage pour celui qui le détient.

Le tribunal conclut dès lors qu’il ne tiendra pas compte de la qualité de travailleur protégé pour apprécier la gravité du motif grave, ni comme circonstance aggravante, ni comme circonstance atténuante.

Dans l’appréciation de celle-ci, un contrôle de proportionnalité a dès lors nécessairement lieu dans l’appréciation de la légalité du motif grave. Dans le cadre de celui-ci, les faits doivent être appréciés de façon concrète, puisque la Cour de cassation a récemment réaffirmé (Cass., 20 novembre 2006, S.05.0117F) que le fait qui peut justifier le licenciement sans indemnité ni préavis est celui accompagné de toutes les circonstances qui sont de nature à lui conférer ou non le caractère d’un motif grave. Le contrôle juridictionnel est un contrôle plein, le juge substituant son appréciation à celle de l’employeur (cfr. H. DECKERS « Le licenciement pour motif grave », Kluwer, EPDS, 2008, p. 32).

Sur l’existence d’un motif grave en l’espèce, le tribunal conclut que la première ordonnance rendue n’a légalement qu’une autorité relative de chose jugée et que, l‘intéressé étant présent sur le site depuis le début du conflit – ce que la société n’ignorait pas –, il n’est pas « acteur concerné » dans le litige individuel qui fut tranché par celle-ci, puisqu’il n’a pas été cité. Le tribunal relèvera encore, à partir des éléments de fait, que l’intéressé a quitté le site après la signification de la seconde ordonnance, et ce, volontairement.

Intérêt de la décision

C’est essentiellement dans le rappel des principes relatifs à la licéité des piquets de grève et de l’occupation d’entreprise que ce jugement est important : il s’agit de modalités admises de l’exercice du droit de grève et le dépassement de l’exercice « normal » de celui-ci, c’est-à-dire de l’exercice socialement admis, peut seul être considéré comme voie de fait : ce sont les menaces, les violences, les dégradations de matériel et autres. Mais c’est également pour le rappel de la condamnation par le Comité européen des Droits sociaux des recours quasi systématiques à la requête unilatérale et aux ordonnances rendues (avec astreintes prohibitives) que la décision doit être relevée.


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