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Expertise judiciaire en sécurité sociale : les frais de conseil médical peuvent être mis à charge de l’institution de sécurité sociale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 8 septembre 2014, R.G. 2012/AB/957

Mis en ligne le lundi 17 novembre 2014


Cour du travail de Bruxelles, 8 septembre 2014, R.G. n° 2012/AB/957

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 8 septembre 2014, la Cour du travail de Bruxelles considère que les frais de conseil technique sont indispensables dans le cadre d’une procédure d’expertise et qu’en vertu du principe de l’égalité des armes, ainsi que de la jurisprudence de la Cour de cassation, ils peuvent être mis à charge du débiteur des indemnités.

Les faits

Un travailleur du secteur public, victime d’un accident du travail en mars 2006, a introduit une procédure judiciaire devant le Tribunal du travail de Nivelles. Une expertise judiciaire a été ordonnée et, à l’issue de celle-ci, l’intéressé en a contesté les conclusions, demandant que l’incapacité permanente soit fixée à 100% et non 65%, comme l’a décidé l’expert. Il sollicite également devant le premier juge le remboursement des frais de conseil technique (médecin de recours).

Le tribunal entérine les conclusions de l’expert par un jugement du 29 juin 2012 et déboute l’intéressé de sa demande de prise en charge des frais et honoraires de son médecin de recours.

Position des parties devant la cour

L’employeur public, non satisfait du jugement, interjette appel, contestant l’appréciation faite par le tribunal des éléments de la cause et demandant l’écartement des conclusions de l’expert judiciaire. C’est essentiellement le taux d’incapacité permanente qui est contesté (30% étant proposés).

Quant au travailleur, il forme appel incident, maintenant qu’il y a incapacité permanente totale (100%) et sollicitant la prise en charge des honoraires de son médecin de recours, de l’ordre de 2.000 €.

La décision de la cour

La cour va, sur l’appel de l’employeur, considérer qu’il est non fondé, les arguments invoqués étant rejetés.

La cour fait droit à la demande du travailleur de voir l’I.P.P. portée à 100%. Elle réserve, par ailleurs, des développements importants à la question des frais de conseil technique. Sur celle-ci, elle fixe comme suit les arguments des parties :

  • Pour l’intéressé, ces frais ont été exposés parce qu’indispensables dans le cadre d’une juste défense sur le plan médical, la demande étant fondée à la fois sur l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit à un procès équitable) et sur un arrêt de la Cour de cassation du 5 mai 2006 (Cass., 5 mai 2006, n° C.03.0068.F), qui a inclus les frais de conseil technique dans l’indemnisation allouée à une partie expropriée pour cause d’utilité publique, ces frais s’étant vu reconnaître un caractère de nécessité ;
  • L’employeur fait constater que ceux-ci ne sont pas repris à l’article 1022 du Code judiciaire et n’ont pas la qualité de « dépens ». En outre, l’arrêt de la Cour de cassation précité s’inscrivait dans le cadre de la constatation d’un dommage, et des frais avaient été considérés comme nécessaires pour obtenir réparation d’un autre dommage causé par une faute. L’employeur fait également valoir que la victime n’établit pas que, sans l’intervention de son conseil technique, elle n’aurait pu bénéficier d’un procès équitable. Elle renvoie, enfin, à un arrêt de la Cour constitutionnelle du 19 avril 2006 (C. const., 19 avril 2006, arrêt n° 57/2006), selon lequel il appartient au législateur de régler la question, les éventuelles lacunes de la loi ne pouvant être comblées de manière prétorienne.

La décision de la cour

La cour reprend, en premier lieu, les fondements juridiques que l’intéressé n’invoque pas : les articles 1382 et 1383 du Code civil, ainsi que la loi du 21 avril 2007 sur la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat.

Le fondement invoqué, tel que retenu par la cour, est le droit à un procès équitable contenu à l’article 6.1 C.E.D.H. et l’arrêt de la Cour de cassation ci-dessus.

Dans la mesure où une expertise judiciaire a été ordonnée et où l’intéressé devant, dans le cadre de celle-ci, être en mesure de se défendre d’un point de vue médical, la cour constate qu’il y a un lien de causalité entre la nécessité d’exposer les frais de conseil technique et l’accident, et ce tenant compte particulièrement de la discussion relative au taux d’I.P.P., l’employeur proposant 30%, l’expert ayant admis 65% et la cour ayant fixé celle-ci à 100%.

La cour relève encore que l’intéressé n’a aucune compétence médicale et n’est par conséquent pas en mesure de rencontrer les arguments médicaux du médecin-conseil de l’employeur.

Elle renvoie, ensuite, à diverses décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (dont C.E.D.H., IVON c/ FRANCE, 24 avril 2003 et C.E.D.H., ÖÇALAN c/ TURQUIE, 12 mars 2003), ainsi qu’aux conclusions de l’Avocat général précédant l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mai 2006 ci-dessus. Elle en dégage les principes suivants : le droit d’accès à un juge et le principe de l’égalité des armes impliquent de garantir un équilibre entre les parties au procès, celles-ci ne pouvant pas être placées dans une situation de net désavantage l’une par rapport à l’autre.

L’appui technique constitue pour le justiciable une condition indispensable à la jouissance effective de son droit.

Elle en conclut que la demande de l’intéressé est justifiée et fondée, en tant que reposant sur l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle renvoie encore à la doctrine (B. DE CONINCK, observations sous Cass., 1re ch., 5 mai 2006, J.T., 2006, p. 343 et suivantes) en ce qui concerne la portée de l’enseignement de l’arrêt du 5 mai 2006.

Enfin, en ce qui concerne les limites du pouvoir du juge, la cour rappelle que celui-ci est tenu d’appliquer une norme supérieure, en l’occurrence le principe général de l’égalité des armes dans le cadre d’un procès. Elle relève expressément que celle-ci s’impose au juge et que celui-ci ne peut être un simple « spectateur » de son non-respect : nier au juge le pouvoir de faire respecter les principes généraux du droit reviendrait par ailleurs à nier son pouvoir instituant.

Intérêt de la décision

L’intérêt de cet arrêt n’échappera pas.

La question de la prise en charge des frais de conseil technique dans le cadre des procédures où est ordonnée une expertise judiciaire devant permettre d’évaluer des données médico-légale est régulièrement débattue.

Il ne peut en effet être contesté que les frais de conseil médical ne figurent pas dans les dépens, tels que définis à l’article 1022 du Code judiciaire. Il s’agit cependant de frais qui doivent être exposés dans la mesure où l’assuré social est tenu de défendre ses droits et intérêts.

La cour relève, en l’espèce, que les frais – dont le caractère raisonnable est souligné – ont été d’autant plus justifiés que la position du débiteur des indemnités – bien en-deçà des conclusions de l’expert judiciaire, conclusion d’ailleurs rejetée par la cour – mettait en péril le droit à une juste réparation de l’accident.


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