Terralaboris asbl

Droit à des allocations familiales dans deux Etats membres : règle anti-cumul

Commentaire de C.J.U.E., 6 novembre 2014, Aff. n° C-4/13

Mis en ligne le lundi 2 mars 2015


Cour de Justice, 6 novembre 2014, Affaire C-4/13

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 6 novembre 2014, la Cour de Justice de l’Union européenne considère que l’article 76, § 2 du Règlement 1408/71, doit être interprété en ce sens qu’il autorise l’Etat membre d’emploi à prévoir dans sa législation une suspension des prestations familiales en l’absence de demande de prestations introduite dans l’Etat de résidence.

Les faits

Une citoyenne de nationalité allemande et son époux de nationalité belge vivent en Allemagne avec leur fils. En 2006, ils emménagent en Belgique et s’y domicilient. La mère travaille en Allemagne (dans un emploi salarié). L’époux travaille comme intérimaire en Belgique et était précédemment au chômage.

Les allocations familiales ont été versées par l’institution allemande, l’époux n’ayant pas fait la demande correspondante pour avoir la qualité d’attributaire en Belgique.

Quelques temps après le déménagement du couple, la caisse d’allocations familiales allemande arrête les paiements et réclame le remboursement d’allocations versées depuis la date du déménagement.

Un recours est introduit contre cette décision, recours dans lequel l’institution allemande fait valoir qu’existait un droit à ces prestations en Belgique et qu’en application des articles 76 à 79 du Règlement 1408/71, le droit aux allocations en Allemagne devait être suspendu à hauteur du montant des allocations belges, seule la différence positive pouvant être versée. En l’occurrence, la famille n’ayant pas introduit de demande en Belgique, la caisse constate que cette circonstance est sans incidence sur l’application de l’article 76, § 2 du règlement.

Position des parties

La procédure administrative se poursuit. Une première décision considère que la décision de la caisse est illégale, la juridiction considérant que la caisse n’agissait pas dans le cadre d’une compétence liée et qu’elle n’était pas obligée de déduire les allocations familiales belges.

Pour la caisse, l’article 76, § 1er du règlement contient des règles fondamentales, qui permettent de résoudre les problèmes de cumul de droits à des prestations familiales. Le droit aux allocations en Allemagne est suspendu jusqu’à concurrence du montant des allocations familiales auxquelles la mère pouvait prétendre dans son Etat de résidence, dans la mesure où le versement de telles prestations est prévu en cas d’activité professionnelle.

Selon elle, la suspension doit intervenir automatiquement, même si le droit à des prestations familiales dans un autre Etat n’est pas exercé – la caisse relevant d’ailleurs que cet exercice n’est pas obligatoire. Tel est, pour elle, le sens du terme « peut » utilisé à l’article 76, § 2 : l’Etat membre dont la prestation est suspendue ne doit plus octroyer que la partie des allocations qui lui incombe, et ce même si aucune demande de prestations n’a été introduite dans l’Etat de résidence. Ceci permet également d’éviter – et ce dans un souci d’équité dans la répartition de la charge des prestations familiales – qu’une personne puisse décider, comme elle le souhaite, quel Etat membre doit supporter la charge du versement desdites prestations.

Pour l’intéressée, au contraire, la décision de déduire ou non du montant des prestations familiales accordées les prestations qui seraient versées par un autre Etat membre relève du pouvoir d’appréciation de l’administration. Il faut dès lors prendre en compte, dans le cadre de ce pouvoir d’appréciation, la possibilité de refuser qu’un bénéficiaire puisse décider de l’Etat membre débiteur des prestations.

En conséquence, la juridiction de renvoi considère que la notion de « prestations prévues » de l’article 76, § 1er ne couvre pas le cas des prestations non demandées et que le paragraphe 2 est une règle spéciale applicable au cas particulier dans lequel un bénéficiaire potentiel s’est abstenu de faire une demande de prestations, ce qui ressortirait notamment de la genèse de cette disposition.

Le tribunal relève que ce paragraphe 2 a pour objet de réagir à la jurisprudence antérieure de la Cour de Justice (renvoyant notamment aux arrêts SALZANO, FERRAIOLI ET KRACHT) selon laquelle lorsqu’aucune demande n’est introduite dans l’Etat de résidence, le droit aux prestations familiales dans l’Etat d’emploi ne doit pas être suspendu.

Selon le juge national, le terme « peut » utilisé dans un texte législatif ou règlementaire allemand ne signifie pas nécessairement qu’un pouvoir d’appréciation est conféré à l’administration, mais pouvant également être synonyme de « est habilité(e) à » ou « est en droit de ».

La décision de la Cour de Justice

La question posée à la Cour, dans le cadre du principe de non cumul des droits (question relative aux règles de priorité en cas de possibilité de cumul de droits à des prestations familiales) repose dès lors sur le fait de savoir si le droit est suspendu, dans une hypothèse telle que dans le cas d’espèce visé, et ce jusqu’à concurrence du montant prévu par la législation de l’Etat de résidence.

La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 76, § 2, si une demande de prestations n’est pas introduite dans l’Etat de résidence, l’institution compétente de l’Etat d’emploi peut appliquer les dispositions du paragraphe 1 comme si des prestations étaient octroyées dans l’Etat sur le territoire duquel les membres de la famille résident. Ceci vaut même si une demande en vue d’obtenir le versement de ces prestations n’a pas été introduite dans celui-ci et si, par conséquent, aucun versement n’a été effectué par lui (la Cour renvoyant aux affaires SCHWEMMER et PÉREZ GARCIA).

Elle conclut que l’article 76, § 2 n’impose pas une suspension du droit jusqu’à concurrence du montant prévu par la législation de l’Etat membre de résidence mais qu’il autorise celle-ci. La Cour rappelle également que selon une jurisprudence constante une prestation peut être considérée comme prestation de sécurité sociale dans la mesure où elle octroyée aux bénéficiaires en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins individuels sur la base d’une situation légalement définie et où elle se rapporte à l’un des risques expressément énumérés à l’article 4, § 1er du règlement (considérant 42).

La cour constate que la prestation familiale est octroyée sur la base d’une situation légalement définie, ce qui implique que non seulement les conditions qui régissent son octroi mais aussi le cas échéant sa suspension soient fixées par la législation des Etats membres, en l’occurrence celle de l’Etat d’emploi.

Les travailleurs migrants doivent bénéficier du double principe de la sécurité juridique et de la transparence, ce qui signifie qu’ils doivent bénéficier d’une situation juridique claire et précise leur permettant de connaître non seulement la plénitude de leurs droits mais également leurs limitations. Les assujettis peuvent dès lors dépendre du pouvoir d’appréciation de l’institution compétente.

En conséquence, la Cour considère que l’institution ne dispose d’un pouvoir d’appréciation en ce qui concerne l’application en vertu de l’article 76, § 2 du règlement de la règle anti-cumul prévue à l’article 76, § 1er mais qu’elle est tenue d’appliquer cette règle si une telle application est prévue par la législation de l’Etat membre d’emploi et si les conditions légales sont réunies. L’interprétation de l’article 76, § 2 donnée par la Cour autorise ainsi l’Etat membre d’emploi à prévoir dans sa législation une suspension des prestations familiales en l’absence de demande de prestations introduite dans l’Etat de résidence. Si l’Etat d’emploi prévoit cette suspension dans son droit national, l’institution compétente est tenue de l’appliquer pour autant que les autres conditions soient réunies, et ce sans disposer d’un pouvoir d’appréciation à cet égard.

Intérêt de la décision

Cet arrêt contient une conclusion claire, étant l’interprétation à donner à l’article 76, § 2 du Règlement n° 1408/71, dans l’hypothèse où, en application de la règle anti-cumul, une prestation n’a pas été demandée dans l’Etat de résidence et que la législation interne de l’Etat d’emploi contient une possibilité de suspension (en l’occurrence partielle) du droit à la prestation.

Il y a dès lors lieu d’être attentif, dans une telle situation, à solliciter le bénéfice des allocations dans l’Etat de résidence vers lequel le travailleur migrant a déménagé.


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