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Renonciations successives à une rémunération sectorielle : validité ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 23 mars 2015, R.G. 2013/AB/517

Mis en ligne le lundi 6 juillet 2015


Cour du travail de Bruxelles, 23 mars 2015, R.G. n° 2013/AB/517

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 23 mars 2015, la Cour du travail de Bruxelles souligne, avec une grande sévérité, que des renonciations même répétées à une rémunération obligatoire fixée par convention collective de secteur sont entachées de fraude et qu’elles doivent être écartées, étant illicites.

Les faits

Un café-taverne très réputé sur la place de Bruxelles est en litige avec plusieurs membres de son personnel eu égard à des problèmes contractuels, se posant de manière identique pour chacun.

Les serveurs en cause ont un contrat de travail à durée indéterminée et sont rémunérés au pourcentage de service. En ce qui concerne le calcul de la rémunération, un document a été signé en mai 2007, par lequel le travailleur renonce à toute réclamation relative à sa rémunération. Des renonciations similaires interviennent mensuellement jusqu’à la fin de la relation de travail.

Suite à la rupture du contrat intervenue plus de deux ans plus tard, le travailleur dont le cas est examiné dans l’arrêt commenté introduit une action contenant de nombreux chefs de demande. Par jugement du 15 novembre 2012, le Tribunal du travail de Bruxelles le déboute pratiquement de l’ensemble de ceux-ci.

Appel est interjeté.

Décision de la cour

La discussion au cœur de l’arrêt concerne la demande d’arriérés de rémunération, pour laquelle les renonciations sont intervenues.

La cour examine longuement cette question, relevant qu’en réalité, le travailleur a signé un document par lequel le pourcentage de service applicable n’est pas conforme à celui qui est prévu par la convention collective de travail sectorielle du 14 décembre 1971, convention rendue obligatoire. Celle-ci fixe le pourcentage à 16% du prix des consommations hors TVA, soit 11,3933% sur le prix TVA comprise (TVA de 21%). Or, le document signé fixe celui-ci à 10,78% du montant T.V.A. et service inclus.

La cour prononce d’emblée l’illicéité du document signé par le travailleur, rappelant qu’il ne peut être dérogé par convention individuelle aux dispositions impératives d’une convention collective de travail rendue obligatoire par arrêté royal.

La cour renvoie à la hiérarchie des sources en droit du travail, telle que fixée à l’article 51 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. En outre, la rémunération est protégée par la loi du 12 avril 1965 (articles 3bis et 9 notamment). Il y a ici une disposition légale impérative qui fait obstacle à ce qu’il soit anticipativement dérogé valablement au droit qui en résulte. C’est l’enseignement de la Cour de cassation dans un arrêt du 13 octobre 1997, auquel la cour du travail renvoie (Cass., 13 octobre 1997, J.T.T., 1998, p. 159).

La cour précise que, s’il n’est pas interdit de renoncer à un droit de nature impérative lorsque cette renonciation survient après la naissance de celui-ci, il y a en l’espèce une fraude à la loi. L’acte juridique présente en effet les apparences de la légalité, mais il doit être écarté par application du principe général de droit « fraus omnia corrumpit ». La cour revient, sur le plan des principes, à la définition de celle-ci : c’est la volonté malicieuse, la tromperie intentionnelle et la déloyauté dans le but de nuire ou de réaliser un gain.

En conséquence, aucun effet juridique ne peut être conféré à un acte résultant d’un comportement frauduleux, celui-ci étant « inefficace ».

La cour retient que les renonciations intervenues mensuellement ne peuvent être considérées comme faites après la naissance du droit, vu qu’elles ont pour but de donner effet à la convention initiale, qui est illicite. La cour fait encore état du fait qu’il y a un stratagème mis en place par la société aux fins d’échapper de manière systématique durant une longue période au respect de la norme fixant la rémunération des travailleurs.

Elle fait dès lors droit à la demande en son principe, le décompte devant encore être effectué.

La cour examine ensuite les autres chefs de demande soumis, essentiellement relatifs à des heures supplémentaires et à une demande d’indemnité pour licenciement abusif.

Sur les heures supplémentaires, elle rappelle que les dispositions sectorielles (arrêté royal du 24 septembre 1985 relatif à la durée du travail des travailleurs occupés dans les entreprises ressortissant à la C.P. de l’industrie hôtelière) autorisent le dépassement des limites de la durée du travail fixée par la loi du 16 mars 1971. Ceci, à la condition que cette durée hebdomadaire calculée sur un trimestre ou sur une période plus longue fixée par C.C.T. ne dépasse pas en moyenne la durée autorisée. Le maximum absolu est de 11 heures par jour et de 50 heures par semaine.

Dans le secteur, la durée hebdomadaire du travail est de 38 heures. C’est une durée à respecter sur une année civile, et ce eu égard à la convention collective de travail n° 7 du 25 juin 1997.

En conséquence, les travailleurs peuvent prester plus de 38 heures par semaine, durée à respecter en moyenne sur l’année civile, à la condition que la durée du travail ne dépasse pas 11 heures par jour ni 50 heures par semaine.

Le travailleur faisant par ailleurs valoir que l’employeur n’a pas respecté l’arrêté royal du 18 janvier 1984 relatif à l’information des travailleurs sur l’état de leurs prestations, ce manquement n’est pas, pour la cour, de nature à modifier la régularité de ses prestations, dans la mesure où elles répondent aux conditions ci-dessus. Le défaut d’information est certes sanctionné pénalement, mais il ne peut pas avoir pour conséquence d’écarter l’application des dispositions dérogatoires de secteur, dans la mesure où leur non-respect n’est pas avéré.

Enfin, sur l’indemnité pour licenciement abusif, la cour rejette la demande, constatant qu’il existait des motifs liés à la conduite du travailleur (essentiellement d’avoir servi des consommations sans pointage). Le licenciement n’est dès lors pas manifestement déraisonnable.

L’arrêt se clôture par une condamnation de la société aux intérêts capitalisés à la date du 22 septembre 2014, date à laquelle le travailleur a déposé au greffe des conclusions à cette fin, conclusions respectant l’article 1154 du Code civil.

Intérêt de la décision

Plusieurs arrêts ont donc été rendus par la cour du travail le même jour dans des situations analogues.

La trame est commune et le point essentiel réside dans l’écartement par la cour des documents par lesquels chacun de ces travailleurs avait mensuellement été prié par l’employeur de renoncer à des arriérés de rémunération. Ce faisant, l’employeur avait pensé pourvoir échapper à la prononciation de la nullité de celle-ci, s’agissant d’arriérés correspondant à des périodes échues. La cour du travail relève à très juste titre que ces renonciations successives ne constituent, en fin de compte, que la confirmation et la mise en œuvre du document initial, lui-même illicite, vu la fraude organisée par la société aux droits des travailleurs résultant de la convention collective de travail de secteur applicable.

La cour du travail est particulièrement sévère dans ses attendus, soulignant à diverses reprises qu’il y a un procédé destiné à permettre à la société de répéter l’infraction systématiquement durant plusieurs années et que celui-ci est manifestement frauduleux et illicite.

A bon entendeur,…


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