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Contrat de travail avec éléments d’extranéité : règles de compétence des juridictions du travail belges

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 25 février 2015, R.G. 2013/AB/354

Mis en ligne le mardi 27 octobre 2015


Cour du travail de Bruxelles, 25 février 2015, R.G. 2013/AB/354

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 25 février 2015, la Cour du travail de Bruxelles procède à un rappel de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne sur la notion de lieu habituel d’accomplissement du travail, qui permet aux travailleurs, dans le souci d’une plus grande protection sociale voulue par le droit européen, de choisir le tribunal aux fins de régler un litige relatif à la rupture.

Les faits

Une citoyenne française entre au service d’une société autrichienne en qualité d’employée en 1999. Son lieu de travail est en Autriche. Une demande est introduite auprès des autorités autrichiennes afin d’obtenir la reconnaissance du détachement auprès du siège de la société en Belgique pendant une période de 5 ans, pendant laquelle elle ne sera dès lors pas soumise à la sécurité sociale belge. Elle reste ainsi soumise aux dispositions de la loi autrichienne jusqu’en juillet 2009. Elle preste, depuis août 2004, à Bruxelles et, sur le plan fiscal, est soumise à l’impôt des non-résidents.

En 2008, la société décide de licencier l’employée, décision à laquelle elle réagit en rappelant qu’elle a interpellé sa hiérarchie précédemment quant à ses droits au chômage et à la sécurité sociale en Belgique. La société confirme son intention en annonçant une date de rupture et le paiement d’une indemnité de préavis de 3 mois.

L’intéressée conteste son licenciement et introduit une action devant le Tribunal du travail de Bruxelles.

La décision du tribunal

Par jugement du 10 septembre 2012, le tribunal du travail se déclare compétent pour connaître du litige et condamne la société à un montant provisionnel de l’ordre de 32.000 € au titre d’indemnité compensatoire de préavis. Il réserve à statuer sur le surplus, dont une demande d’indemnité pour licenciement abusif. L’employeur interjette appel.

La décision de la cour

La cour se penche longuement sur la question de la compétence des juridictions belges, eu égard au Règlement CE n° 44/2001. Elle rappelle les articles 18 à 21 relatifs aux règles de compétence en matière de contrats individuels de travail, celles-ci pouvant être modifiées par une clause attributive de juridiction dont les conditions de validité sont reprises à l’article 23. La cour précise, eu égard à la primauté du droit communautaire sur le droit national, qu’il y a lieu de faire application des règles contenues dans ce règlement par priorité sur le Code de droit international privé belge.

Le lieu d’accomplissement habituel du travail fait l’objet d’un premier examen très approfondi. C’est en effet un des critères de l’article 19 du Règlement, qui permet d’attraire l’employeur qui a son domicile sur le territoire d’un Etat membre dans un autre Etat membre, à savoir là où le travailleur accomplit habituellement son travail (ou l’a accompli). La cour passe en revue diverses décisions de la Cour de Justice, qui ont défini cette notion et elle dégage de cette jurisprudence que le lieu à déterminer est celui où le travailleur a accompli la plus grande partie de son temps de travail sauf liens de rattachement plus étroits avec un autre lieu de travail (voir notamment C.J.U.E., 10 avril 2003, Aff. C-437/00, Pugliese).

Afin de renforcer la protection juridique des personnes établies dans la Communauté, il faut déterminer la notion de lieu d’exécution de l’obligation sur la base de critères uniformes, en retenant qu’il doit exister un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et la juridiction appelée à en connaître et que, du point de vue social, le travailleur est la partie contractante la plus faible. La protection adéquate de celui-ci sera mieux assurée si les litiges relatifs à un contrat de travail relèvent de la compétence du juge du lieu où le travailleur s’acquitte de ses obligations à l’égard de son employeur : c’est là qu’il peut, à moindres frais, s’adresser aux tribunaux et se défendre.

La cour rappelle ensuite qu’en vertu de l’article 19 du Règlement le travailleur peut choisir devant quel tribunal il entend citer son employeur, c’est-à-dire celui de l’Etat membre où l’employeur est établi, ou encore celui où lui-même accomplit habituellement son travail ou, en cas de lieux d’exécution multiples, là où se trouve l’établissement qui l’a embauché. La Belgique était le dernier lieu où l’intéressée a travaillé et ceci suffit à fonder la compétence des tribunaux belges. La cour ajoute, reprenant des extraits de décisions de la Cour de Justice, qu’elle y avait également sa résidence de manière durable et qu’elle y revenait après chaque déplacement professionnel.

La demande de détachement introduite et admise n’est pas de nature à empêcher l’intéressée de saisir les juridictions du travail belges sur pied de l’article 19, 2), a) du Règlement. La cour du travail rappelle en effet qu’il ne faut pas confondre détachement en sécurité sociale et en droit du travail. Le détachement en matière contractuelle est défini dans la Directive 96/71 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996, à savoir qu’il vise un travailleur qui, pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un Etat membre autre que l’Etat sur le territoire duquel il travaille habituellement. Si la notion de période « limitée » n’est pas définie, ce texte ne concerne pas la sécurité sociale et il n’y a pas lieu d’aller rechercher une définition dans le Règlement 1408/71. Pour la cour, l’on peut rapprocher la notion de celle de détachement temporaire.

Ne sont pas davantage pertinentes les références au statut fiscal, de telle sorte que le paiement de l’impôt des non-résidents est sans conséquence.

La cour précise ensuite qu’il faut distinguer ce cas de celui où un travailleur effectue des déplacements temporaires dans un Etat déterminé et où il revient dans son pays d’occupation habituelle avec la présente espèce. Le travail de l’intéressée en Belgique était durable et qu’il échappe dès lors à la notion de déplacement temporaire.

La cour conclut à la compétence matérielle du tribunal du travail et à la compétence territoriale de celui de Bruxelles.

Elle examine ensuite le droit applicable, et ce eu égard aux dispositions de la Convention de Rome. Elle rappelle que celle-ci n’a pas défini la notion de loi de police et que la Cour de Justice a considéré qu’ont ce caractère les dispositions nationales dont l’observation a été jugée cruciale pour la sauvegarde de l’organisation politique, sociale ou économique de l’Etat membre concerné, au point d’en imposer le respect à toute personne se trouvant sur le territoire de cet Etat, ainsi qu’à tout rapport juridique localisé dans celui-ci (C.J.U.E., 23 novembre 1999, Aff. C-369/96, Arblade).

En droit interne, ont ce caractère les dispositions légales aménageant la protection des travailleurs.

La cour retient, comme le tribunal, qu’il ressort des éléments de la cause que les parties ont choisi comme loi applicable le droit autrichien. Cependant, le lieu d’accomplissement habituel du travail étant en Belgique et le détachement au sens de la Directive 96/71/CE n’étant pas établi, l’intéressée peut revendiquer l’application des lois de police et de sûreté belges, ainsi que celle des dispositions impératives de la législation belge relative au travail, dans la mesure où elles sont plus favorables que la loi autrichienne.

La cour alloue, en conséquence, une indemnité compensatoire de préavis complémentaire, le droit belge étant plus favorable.

En ce qui concerne les pécules de vacances, même s’il y a choix implicite de la loi autrichienne, ce choix ne peut priver l’intéressée de la protection des dispositions impératives de la loi belge. Il n’est pas cependant pas établi que la législation belge accorde sur ce point une protection plus grande que la loi autrichienne. La cour fait par ailleurs droit à l’argument de la société selon lequel il n’y a pas eu de cotisations de sécurité sociale payées en Belgique et que, de ce fait, aucun pécule n’est dû. Elle rejette dès lors les demandes de pécules.

La cour règle encore des postes annexes, dont une demande d’indemnité dans le cadre d’une clause de non-concurrence.

Intérêt de la décision

Cet arrêt particulièrement fouillé de la Cour du travail de Bruxelles aborde un point qui est de plus en plus débattu, étant celui de la compétence des juridictions du travail belges, dans des cas d’application des règles reprises au Règlement n° 44/2001.

L’intérêt particulier de l’arrêt est, par ailleurs, d’avoir repris la définition telle que dégagée progressivement dans la jurisprudence de la Cour de Justice européenne de la notion de lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail.

Enfin, la cour fait une distinction claire entre les textes européens relatifs au détachement, étant d’une part la Directive n° 96/71/CE transposée par la loi du 5 mars 2002, texte concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (et instaurant un régime simplifié pour la tenue de documents sociaux) et le Règlement n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 (actuellement remplacé par le Règlement 883/2004) relatif à l’application des régimes de sécurité sociale, qui permet d’introduire auprès des autorités nationales compétentes une demande aux fins de rester soumis aux dispositions de sécurité sociale d’un Etat membre plutôt que l’autre.


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