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Ryanair et le droit du travail belge : la C.J.U.E. interrogée

Commentaire de Cour du travail de Mons, 18 mars 2016, R.G. 2013/AM/440 et 2013/AM/441

Mis en ligne le jeudi 9 juin 2016


Cour du travail de Mons, 18 mars 2016, R.G. 2013/AM/440 et 2013/AM/441

Terra Laboris

Dans un imposant arrêt du 18 mars 2016 concernant du personnel navigant de cabine du transporteur low-cost, la Cour du travail de Mons interroge la Cour de Justice : la notion de lieu d’occupation habituel au sens de l’article 19 de la Convention de Rome peut-elle être assimilée à la base d’affectation au sens de l’annexe III du Règlement (CE) 3922/91 du Conseil du 16 décembre 1991

Rétroactes

Plusieurs membres du personnel navigant ont introduit, devant le Tribunal du travail de Charleroi, une action en vue d’obtenir divers montants, en applications de la loi belge, alors qu’ils étaient occupés par la société RYANAIR, soit directement soit via une société intermédiaire, également de droit irlandais, très étroitement liée à cette compagnie. Il s’agit d’une société CREWLINK Ltd.

Par jugement du 4 novembre 2013, le tribunal les a déboutées de leur demande. Elles ont interjeté appel et la Cour du travail de Mons vient de rendre un arrêt le 18 mars 2016, arrêt important, dans la mesure où elle pose à la Cour de Justice de l’Union européenne une question préjudicielle sur la notion de « lieu habituel d’exécution du contrat de travail », telle que visée à l’article 19, 2°, du Règlement 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000.

Les faits

L’espèce annotée concerne les membres du personnel engagés par CREWLINK Ltd, société spécialisée dans le recrutement et la formation de personnel de bord, prestant essentiellement pour la société RYANAIR. Les cinq travailleurs sont de nationalités diverses (espagnole, portugaise ou belge). Ils ont quitté l’entreprise, soit par démission soit suite à un licenciement, dans le courant de l’année 2011.

L’examen du contrat de travail fait apparaître les points suivants :

  1. Le travailleur est employé par CREWLINK, détaché sous contrat chez RYANAIR (personnel de cabine) ;
  2. Les avions du « client » étant enregistrés en Irlande et les travailleurs devant prester sur ceux-ci, leur emploi est basé dans ce pays ;
  3. L’aéroport de Charleroi est le « home base » (lieu de stationnement), cette affectation pouvant théoriquement être modifiée (mais ne l’ayant pas été en l’espèce) ;
  4. Les travailleurs doivent vivre à une heure de trajet de cette base ;
  5. Ils ont comme fonction celle habituellement attendue du personnel de cabine ;
  6. La rémunération est payée sur un compte en banque en Irlande ;
  7. Le personnel doit respecter la politique de sécurité aérienne pratiquée par RYANAIR ;
  8. En ce qui concerne le droit applicable, il s’agit du droit irlandais, de même que pour ce qui est des juridictions compétentes.

Position du problème devant la cour

La contestation essentielle porte tout d’abord sur le droit applicable, le droit irlandais étant moins avantageux que le droit belge. Les intéressés font valoir qu’aucun lien n’existe entre ce pays et eux-mêmes, certains d’entre eux s’y étant rendus à une seule reprise pour signer leur contrat de travail et ouvrir un compte en banque. Sur l’application du droit belge, le fondement de leur position est l’article 6 de la Convention de Rome du 19 juin 1980 (actuellement remplacée, pour les contrats conclus après le 17 décembre 2009, par le Règlement (CE) 593/2008).

Ils considèrent également que les juridictions du travail belge sont compétentes. Cette question doit être examinée avant la précédente et c’est sur celle-ci que le tribunal ne les a pas suivis - ne poursuivant ainsi pas son examen du dossier. Sur cette question, ils se fondent sur les articles 18 à 21 du Règlement 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matières civile et commerciale.

La Belgique est, pour eux, au sens des dispositions invoquées, l’Etat dans lequel ou à partir duquel ils ont accompli habituellement leur travail. Ils renvoient, à l’appui de leur thèse, à la jurisprudence de la C.J.U.E.

La société plaide pour sa part qu’il existe un lien étroit et concret avec l’Irlande (avions relevant de la législation irlandaise, choix des juridictions compétentes dans le contrat de travail, octroi des prestations de sécurité sociale en Irlande, affiliation à l’assurance hospitalisation de la société, application de la législation fiscale irlandaise, absence de prestations sur des vols domestiques mais uniquement sur des vols internationaux à bord d’avions irlandais, etc.). La société expose encore qu’elle ne dispose pas de bureaux en Belgique à partir duquel le travail est organisé et d’où les instructions seraient données au personnel, les informations relatives au travail étant émises depuis ses bureaux en Irlande.

La décision de la cour

La cour souligne que la particularité du litige est que les contrats sont conclus entre des travailleurs et une société spécialisée dans le recrutement, qui a mis ceux-ci immédiatement à la disposition d’une compagnie aérienne de droit irlandais, pour laquelle elle a assuré l’engagement de personnel de cabine en lui attribuant une base d’affectation, qui est Charleroi (même si la possibilité théorique de les affecter ailleurs existe en fonction des exigences de RYANAIR).

Examinant cette situation au regard de la Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 (soit avant l’adoption de la Directive d’exécution du 16 avril 2014), la cour reprend la définition du salarié détaché, étant celui qui, pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un Etat membre autre que l’Etat sur le territoire duquel il travaille habituellement. Celle-ci n’est pas applicable, les travailleurs n’étant pas l’objet d’un détachement temporaire, dans les conditions admises par la Directive.

Il faut dès lors se reporter à l’examen habituel de prestations de travail avec des éléments d’extranéité, étant qu’il s’impose d’examiner dans un premier temps la juridiction compétente et, ensuite, la loi applicable. La cour se livre, sur ces deux points, à de très importants développements en droit.

Le contrat de travail contient en effet une clause d’élection de for, en vertu de laquelle ce sont les tribunaux irlandais qui sont compétents. Celle-ci n’est cependant pas opposable aux travailleurs, en application de l’article 21 du Règlement CE n° 44/2001, selon lequel en matière de contrat de travail il ne peut être dérogé aux règles fixées par le texte que si les conventions attributives de juridiction sont postérieures à la naissance du différend ou si elles permettent aux travailleurs de saisir d’autres tribunaux que ceux qui sont indiqués dans le Règlement.

Il faut dès lors déterminer le territoire sur lequel les travailleurs ont accompli habituellement et concrètement leur travail, et ce en fonction des éléments de fait.

La cour puise dans de très nombreux arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne les contours de cette notion, rappelant que le lieu d’exécution habituel du travail est un critère essentiel : c’est celui où le travailleur peut « à moindres frais s’adresser à l’employeur ou se défendre ». C’est le lieu qui permet « d’assurer une protection adéquate à la partie contractante la plus faible ». Il sera déterminé par le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s’acquitte principalement de ses obligations à l’égard de son employeur. Le juge national doit dès lors suivre une méthode indiciaire, étant de déterminer l’Etat avec lequel l’activité présente le rattachement le plus fort. Des règles spécifiques ont également été dégagées par la Cour de Justice si le lieu habituel ne peut être identifié, parce que plusieurs lieux de travail ont une importance égale ou qu’aucun des différents endroits ne présente un rapport suffisamment stable et intense avec le travail fourni.

La cour passe dès lors tous ces critères en revue, soulignant d’emblée qu’il y a dans le cas de personnel navigant une réelle difficulté à définir le lieu du travail, vu la multiplicité des prestations distinctes.

Le lieu d’établissement d’embauche ne peut être retenu comme déterminant, pour ce type de personnel, et la cour renvoie à la doctrine (L. GAMET, « Personnel des aéronefs et lois sociales françaises : les compagnies low-cost dans les turbulences du droit social français », Droit social, mai 2012, p. 503 et s.) pour conclure qu’il faut s’attacher dans la définition du lieu d’exécution habituel du travail, à celui où le travailleur a établi le centre effectif de ses activités professionnelles. Un élément important est le temps de travail passé dans un des Etats contractants, où le travailleur a un bureau à partir duquel il organise ses activités pour compte de l’employeur et où il retourne après chaque voyage professionnel à l’étranger.

Actuellement, le Règlement du 17 juin 2008 a précisé d’ailleurs à cet égard qu’il faut retenir (pour la loi applicable) le lieu dans lequel ou à partir duquel le travailleur, en exécution de son contrat de travail, accomplit habituellement son travail. Cette modification permet de mieux adapter la notion au personnel travaillant à bord d’avions, dès lors qu’existe une base fixe à partir de laquelle le travail est organisé. La cour renvoie également à l’arrêt KOELZSCH (C.J.U.E., 15 mars 2011, C-29/10), non applicable en l’espèce, mais qui offre un outil de compréhension pour l’objectif poursuivi par la Convention de Rome. Une importance particulière, dans la méthode suivie par le juge national est de tenir compte de l’ensemble des éléments qui caractérisent l’activité du travailleur : ceux-ci permettent de déterminer l’endroit où le travailleur s’acquitte de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur. Un autre arrêt est également analysé, sur la même question, étant l’arrêt VOOGSGEERD relatif au (C.J.U.E., 15 décembre 2011, C-384/10).

La cour en conclut que l’article 6, § 2, de la Convention de Rome doit être interprété en ce sens que le juge national doit d’abord établir si le travailleur, dans l’exécution de son contrat, accomplit habituellement son travail dans un même pays (qui est celui dans lequel ou à partir duquel, compte tenu de l’ensemble des éléments qui caractérisent cette activité, le travailleur s’acquitte de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur).

Renvoyant alors à un arrêt de la Cour de cassation française du 11 avril 2012 (arrêt n° 1.038 – Chambre sociale), qui a fait application de l’enseignement de la Cour de Justice, elle retient (et souligne) que le lieu d’exécution habituel du travail en tant que critère de compétence législative (article 6 de la Convention de Rome) coïncide avec le lieu d’exécution habituel du travail en tant que critère de compétence juridictionnelle (article 19 du Règlement CE n° 44/2001). Il faut, à l’instar de la Cour de cassation française, retenir de ce double critère une conception large, celui-ci étant opérationnel dans la quasi-totalité des hypothèses de travail international, y compris lorsque la profession implique une mobilité entre Etats.

Pour définir le lieu habituel du travail, il faut ainsi rechercher le centre de gravité de la relation de travail et peu importe que (comme dans l’arrêt tranché par la Cour de cassation française) des cycles de rotation aient conduit les travailleurs dans différents pays du monde.

Appliquée au personnel navigant, la discussion en cause tourne autour de la question de savoir si la notion de ˝centre effectif de l’activité professionnelle˝ ne rejoint pas celle de ˝lieu d’affectation˝, celui-ci étant le lieu désigné par l’exploitant pour le membre d’équipage, où celui-ci commence et termine normalement un temps de service ou une série de temps de service et où, dans des circonstances normales, l’exploitant n’est pas tenu de loger ce membre d’équipage. Si les compagnies de transport aérien sont tenues de désigner à leur personnel un lieu d’affectation, la question se pose par ailleurs de cette obligation en l’espèce pour la société CREWLINK, qui n’a pas la qualité de transporteur aérien, étant un intermédiaire.

La société ayant cependant repris, au terme de chaque contrat de travail et avec chaque membre du personnel, la base d’affectation au sein de laquelle il serait occupé au service de RYANAIR, ce lieu est un élément à prendre en considération.

Enfin, la cour renvoie aux règlements européens de sécurité sociale, soulignant que le Règlement 465/2012 du 22 mai 2012 (modifiant le Règlement 883/2004) et le Règlement 987/2009 (fixant les modalités d’application du Règlement 883/2004) renvoient, pour le régime de sécurité sociale applicable, dans le cas du personnel navigant des compagnies aériennes, à l’Etat où se trouve la base d’affectation.

La cour va dès lors appliquer ces principes au cas des cinq travailleurs en cause. Elle retient, à partir d’éléments de fait collectifs (étant des obligations et procédures communes à tous ces contrats) et des éléments de fait, qu’existaient notamment à Charleroi du personnel d’encadrement ainsi qu’un bureau commun à la société et à RYANAIR, devant servir, en cas de problème disciplinaire, à mener les premières investigations. Elle constate ensuite que tout converge vers Charleroi. C’est le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport, reçoit ses instructions sur celles-ci et organise son travail, c’est là que se trouvent ses outils de travail, qu’il rentre après ses missions, etc.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, la cour considère cependant qu’il y a lieu d’interroger la Cour de Justice sur l’interprétation à donner à l’article 19 du Règlement (CE) 44/2001, et ce eu égard aux particularités liées au secteur de la navigation aérienne européenne, ainsi qu’aux spécificités propres au présent litige.

Elle élabore, dès lors, une question complexe, partant de l’exigence de sécurité juridique en matière de compétence judiciaire et tenant compte de la jurisprudence de la Cour de Justice.

Elle demande ainsi à cette dernière si la notion de ˝lieu habituel d’exécution du contrat de travail˝ au sens de cette disposition ne peut être assimilée à celle de ˝base d’affectation˝ reprise à l’annexe III du Règlement (CE) 3922/91 du Conseil du 16 décembre 1991, aux fins de déterminer l’Etat contractant et, partant, sa juridiction (la cour souligne) sur le territoire duquel des travailleurs accomplissent habituellement leur travail lorsqu’ils sont mis à la disposition d’une compagnie soumise au droit d’un pays de l’Union, dès lors que ce critère de rattachement (la « base d’affectation » étant entendue comme le « centre effectif de la relation de travail ») est celui qui présente à la fois les liens les plus étroits avec un Etat contractant et l’assurance de la protection la plus adéquate à la partie la plus faible dans la relation contractuelle.

La cour reprend, dans sa question, la définition de la ˝base d’affectation˝ de l’annexe III, étant qu’il s’agit du ˝lieu désigné par l’exploitant pour le membre d’équipage où celui-ci commence et termine normalement un temps de service ou une série de temps de service et où, dans des circonstances normales, l’exploitant n’est pas tenu de loger ce membre d’équipage˝.

Affaire à suivre étroitement vu les enjeux….


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