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Emploi des langues en matière judiciaire et langue de la relation de travail

Commentaire de Trib. arr. fr. nl. Brux., 12 décembre 2016, R.G. 16/45/E

Mis en ligne le mardi 2 mai 2017


Tribunal d’arrondissement francophone et néerlandophone de Bruxelles, 12 décembre 2016, R.G. 16/45/E

Terra Laboris

Dans un jugement du 12 décembre 2016, le Tribunal d’arrondissement francophone et néerlandophone de Bruxelles, siégeant en assemblée réunie, examine longuement les règles relatives aux demandes de changement de langue dans le cadre d’une procédure judiciaire mue devant les juridictions du travail, et ce en se référant également à la notion de « langue de la relation de travail ».

L’objet du litige

Le tribunal du travail a rendu un jugement rejetant une demande de changement de langue formée par une société ayant son siège à Bruxelles-Ville, mais disposant d’un siège d’exploitation à Zaventem sur le site de l’aéroport, dans le cadre d’une procédure entamée par un de ses travailleurs, chauffeur d’autocar basé à l’aéroport. Celui-ci s’estime victime de harcèlement et a déposé une requête en cessation devant la chambre siégeant comme en référé du Tribunal du travail francophone de Bruxelles. C’est dans le cadre de cette procédure que la société a demandé le changement de langue.

Par ordonnance du 13 octobre 2016, le tribunal a estimé que cette demande est contraire à la majorité des pièces pertinentes du dossier. Il a dès lors rejeté celle-ci.

Appel a été interjeté par la société et la cause a été renvoyée devant le Tribunal d’arrondissement francophone et néerlandophone de Bruxelles.

La décision du tribunal

Le tribunal reprend le cadre légal et les principes gouvernant l’emploi des langues en matière judiciaire. L’article 4, § 1er, de la loi du 15 juin 1935 contient un principe, étant que, si le défendeur est domicilié dans la Région de langue française, l’acte introductif d’instance est rédigé en français et, dans l’hypothèse d’un domicile dans la Région de langue néerlandaise, en néerlandais, au choix du demandeur cependant, qui décidera du français ou du néerlandais si le défendeur est domicilié dans une commune de l’agglomération bruxelloise ou n’a aucun domicile connu en Belgique.

La procédure doit être suivie dans la langue de l’acte introductif, sauf si, avant toute défense, le défendeur demande le changement de langue. C’est l’article 4, § 1er, de la loi.

L’article 4, § 2, organise une telle demande. En cas de méconnaissance (c’est-à-dire d’absence de connaissance suffisante) de la langue utilisée dans l’acte introductif, le juge, qui statue sur le champ, peut accepter mais peut également refuser si les éléments de la cause le justifient. Par dérogation à cette disposition, si le défendeur est domicilié dans l’agglomération bruxelloise ou dans une des six communes périphériques, le juge ne peut refuser que dans deux hypothèses, étant si la demande est contraire à la langue de la majorité des pièces pertinentes du dossier ou si elle est contraire à la langue de la relation de travail. Dans cette hypothèse, il n’a aucun pouvoir d’appréciation en ce qui concerne la connaissance suffisante de la langue de la procédure. Il doit accorder le changement de langue (sauf les deux exceptions ci-dessus).

Le tribunal relève que les deux critères sont distincts et alternatifs. Seul l’un d’entre eux doit être rencontré.

Devant les juridictions du travail, la langue de la relation de travail est dès lors une hypothèse spécifique par rapport à la généralité des litiges pouvant se présenter devant l’ensemble des juridictions. Il en découle que le tribunal pourra refuser non seulement dans chacune des hypothèses distinctes, mais également – et a fortiori – si les deux critères sont réunis, étant que la demande est à la fois contraire à la langue de la majorité des pièces pertinentes du dossier ainsi qu’à la langue de la relation de travail.

Il faut cependant savoir ce qui est visé. Le tribunal se penche sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 16 septembre 2010 (C. const., 16 septembre 2010, n° 98/10), où celle-ci avait été saisie d’une possible discrimination à propos du critère du « domicile » du défendeur, lorsqu’il y a par ailleurs lieu de retenir la langue des relations sociales entre l’employeur et le travailleur. La Cour constitutionnelle, renvoyant aux lois du 18 juillet 1966 sur l’emploi des langues en matière administrative et à l’article 627, 9°, du Code judiciaire, précise que l’on se réfère plutôt au siège d’exploitation, celui-ci étant entendu comme celui des relations sociales, c’est-à-dire où les instructions sont données, où les communications sont faites et, de manière générale, où le travailleur s’adresse à son employeur. Est également visé le lieu où les actes et documents d’entreprise prescrits par la loi et les règlements sont conservés.

Dès lors, pour la Cour constitutionnelle, un acte introductif peut viser le siège social mais, la langue utilisée par les parties dans leurs relations de travail étant différente, il faut éviter une différence de traitement qui n’est pas raisonnablement justifiée et le « domicile » doit se comprendre comme était le siège d’exploitation. L’acte introductif peut dès lors être introduit (et l’action poursuivie) dans la langue dans laquelle le travailleur doit s’adresser à son employeur.

Le tribunal d’arrondissement relève que l’on donne ainsi la préférence à un critère réel par rapport à un critère fictif.

Reste une question, étant que les parties peuvent, dans la pratique, ne pas faire usage dans leurs relations sociales de la langue imposée par la législation applicable, qui est soit le décret flamand du 19 juillet 1973, soit le décret de la Communauté française du 30 juin 1982.

Pour le tribunal, l’enseignement de la Cour constitutionnelle, dans une telle espèce, est qu’il faut concilier la liberté individuelle du justiciable, le bon fonctionnement de l’administration de la justice et les droits de défense du travailleur d’une part avec la solution pragmatique qui doit prévaloir sur un critère purement théorique, de l’autre. En conséquence, le tribunal décide que la langue de la relation de travail au sens de l’article 4, § 2, alinéa 3, de la loi du 15 juin 1935 coïncide plus exactement avec la langue utilisée au quotidien par les parties dans leurs échanges verbaux ou écrits, même si celle-ci ne répond pas toujours aux exigences formelles de la loi.

Il n’y a pas contrariété avec l’ordre public, et ce pour deux motifs, que le tribunal retient, étant (i) que les deux lois ont un objet différent (soulignant d’ailleurs que le terme de « relation de travail » pourrait recevoir une acception autonome par rapport à l’expression « relations sociales » et (ii) qu’il faut conférer un sens univoque à la notion de « relation de travail » au sens de la loi du 15 juin 1935. Le tribunal reprend le texte des lois du 18 juillet 1966 sur l’emploi des langues en matière administrative, ainsi que celui des deux décrets, qui n’assortissent d’aucune sanction de nullité le non-respect de la langue imposée, et ce dans les rapports verbaux.

Il en vient également au second critère, étant la langue de la majorité des pièces pertinentes du dossier, et précise ici que l’appréciation de l’importance des pièces doit se faire au cas par cas, et ce en fonction de l’objet du litige. Cette appréciation faite en l’espèce des éléments qui lui sont soumis aboutit à la confirmation du jugement rendu. Il précise cependant, sur le critère de la relation de travail, que le tribunal du travail aurait pu constater que la langue utilisée au quotidien par l’employeur et le travailleur dans leurs échanges verbaux et écrits était principalement le français (même si le décret flamand du 19 juillet 1973 trouvait à s’appliquer à la relation de travail et que, de ce fait, la demande aurait pu être rejetée par le constat de cette contrariété avec la langue usitée).

Intérêt de la décision

Ce jugement est d’un intérêt capital en ce qui concerne l’appréciation de la notion de « langue de la relation de travail ». Ce n’est dès lors pas la langue imposée en vertu des lois du 18 juillet 1966 sur l’emploi des langues en matière administrative ni des deux décrets qui sont les seuls critères permettant de déterminer la langue de la relation de travail qui permettront de constituer l’exception légale, mais la langue réellement usitée entre les parties dans le concret de leurs relations professionnelles.

Le tribunal relève d’ailleurs que, pour ce qui est des échanges verbaux, une contrariété à la langue imposée ne fait l’objet d’aucune sanction (le décret flamand ne prévoyant pas davantage de sanction pour les actes et documents qui émanent du travailleur et précisant que la nullité des autres actes et documents n’empêche pas le travailleur d’y puiser des éléments qui lui seraient favorables).

Le fondement de la décision du tribunal d’arrondissement, qui ne manquera pas de faire jurisprudence (réunissant les présidents du tribunal francophone et néerlandophone du travail, du tribunal francophone et néerlandophone de première instance et du tribunal francophone et néerlandophone de commerce), opte donc non seulement pour un critère pragmatique, mais pour le respect des droits de défense du travailleur, qui, selon le jugement, seraient atteints si celui-ci devait être amené à s’expliquer dans une langue qui n’est pas la sienne.


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