Terralaboris asbl

Motif grave invoqué avec une légèreté coupable et licenciement abusif

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 15 mars 2017, R.G. 2015/AB/208

Mis en ligne le jeudi 15 juin 2017


Cour du travail de Bruxelles, 15 mars 2017, R.G. 2015/AB/208

Terra Laboris

Dans un arrêt rendu le 15 mars 2017, la Cour du travail de Bruxelles reprend les liens entre le motif grave, le licenciement abusif eu égard au motif réel, ainsi que la théorie civiliste de l’abus de droit, qui permet l’octroi en sus de dommages et intérêts.

Les faits

Un groupement d’intérêt économique d’employeurs engage une ouvrière. Celle-ci est, en vertu de son contrat, mise à disposition d’une ou de plusieurs des entreprises constituant celui-ci, dont une confiserie, où elle effectue un travail à la chaîne.

Elle est licenciée pour motif grave en 2012 (sans que son ancienneté ne ressorte de l’arrêt), au motif que, sans autorisation de son employeur, elle a mis en ligne sur internet une vidéo constituée de photos d’une fête. Ces photos donnent des détails du site et d’une ligne de production. En outre, la firme pour laquelle elle preste est identifiée et l’employeur lui reproche d’avoir ainsi dévoilé un secret professionnel de fabrication et de lui avoir causé un tort considérable, tant à lui-même qu’à l’utilisateur.

L’intéressée conteste son licenciement, saisissant en juillet 2012 le Tribunal du travail francophone de Bruxelles. Elle réclame, outre l’indemnité compensatoire de préavis, l’indemnité visée à l’article 63 de la loi du 3 juillet 1978, ainsi encore que des dommages et intérêts pour abus de droit, évalués forfaitairement à 2.000 euros.

Dans le cadre de la première instance, l’intéressée obtient que le motif grave ne soit pas reconnu. Elle est cependant déboutée des deux autres chefs de demande.

Elle interjette appel, demandant la réformation du jugement en ce qu’il n’a pas accueilli ses deux demandes de licenciement abusif et de dommages et intérêts.

L’employeur forme appel incident sur le motif grave.

La décision de la cour

Sur le motif grave, la cour constate que, pour l’employeur, il y a une violation de l’article 17 de la loi du 3 juillet 1978, qui interdit au travailleur de divulguer les secrets de fabrication ou d’affaires, ainsi encore que le secret de toute affaire à caractère personnel ou confidentiel dont il aurait pu avoir connaissance dans l’exercice de sa profession.

Sur les faits, elle relève que les photos prises l’ont été sur le smartphone de la travailleuse, à l’occasion de la fête du personnel. Celle-ci les a ensuite mises sur le site internet YouTube.

La cour constate qu’aucun élément ne permet de déceler que des secrets de fabrication auraient ainsi été divulgués et que la société n’est pas davantage en mesure d’apporter d’autres précisions.

Le motif grave n’existe dès lors pas, et la cour confirme le jugement sur ce point.

Sur les deux autres postes, qui constituent l’appel principal de l’intéressée, elle examine en premier lieu la régularité du licenciement eu égard au contrôle du motif qu’autorise à l’époque l’article 63. Elle rappelle que, si le motif grave n’est pas admis, ceci ne rend pas automatiquement abusif le licenciement au sens de cette disposition.

Dès lors que c’est la conduite qui est invoquée, la cour rappelle qu’il ne suffit pas d’invoquer une allégation relative à celle-ci pour que le licenciement ne soit pas abusif : ce qu’il faut vérifier c’est si la conduite reprochée est avérée ou non. Or, les faits ne sont pas établis, ainsi que démontré précédemment, et, aucune conduite n’étant en cause, la cour conclut que le motif est inexistant. Il s’agit dès lors d’un licenciement sans motif. Puisant dans les arguments avancés par la société, la cour y voit encore l’affirmation selon laquelle la volonté de licenciement existait, en utilisant n’importe quel moyen et n’importe quel argument – même contraire à la réalité. Il en va notamment ainsi d’un manquement reproché à une instruction qui interdirait de faire des photos sur les lieux du travail. La cour constate que la date de l’annonce au personnel de cette instruction coïncide avec la veille du jour où l’intéressée a été licenciée – jour où elle était précisément absente. L’employeur reste en défaut d’établir autrement l’interdiction sur laquelle il se fonde.

Le licenciement est dès lors considéré comme étant sans rapport avec la conduite et l’indemnité de 6 mois de rémunération est due.

Reste pour la cour à examiner la question des dommages et intérêts réclamés, en sus, par la travailleuse. Ceux-ci peuvent être cumulés avec l’indemnité prévue à l’article 63, la cour renvoyant à la doctrine (L. DEAR, « Le licenciement de l’ouvrier au regard de la théorie civiliste de l’abus de droit », Ors., 2007, pp. 18 et 21), selon laquelle l’ouvrier peut réclamer des dommages et intérêts en sus de cette indemnité si son licenciement est intervenu dans des circonstances peu respectueuses de sa personne. Il s’agit d’une réparation fondée sur la théorie civiliste de l’abus de droit. Ceux-ci se justifient en l’espèce, selon la cour, eu égard au procédé et à la manière utilisés pour licencier, qui ont provoqué un choc émotionnel et moral chez l’intéressée, déjà fragilisée par un faible niveau de qualification ainsi que par de longues périodes sans travail. L’employeur n’a pas eu le comportement qu’il aurait dû avoir, dans la mesure où il s’est fondé sur l’exposé des faits de l’utilisateur pour congédier l’ouvrière sans préavis ni indemnité le jour où celui-ci estimait ne plus avoir besoin d’elle.

Même si l’audition n’est pas obligatoire, il s’agit en l’espèce de recourir à une sanction extrêmement grave et l’employeur doit y procéder avec prudence. Il s’agit d’un comportement qualifié de « légèreté coupable ». Ce préjudice n’est pas réparé par celui visé à l’article 63, qui, lui, porte sur l’irrégularité du congé donné pour un motif autre que ceux autorisés par la disposition.

Le dommage est distinct, en outre, de celui réparé par l’indemnité compensatoire de préavis. Il s’agit d’un dommage moral bien spécifique, et la cour accueille la demande de réparation fixée ex aequo et bono à 2.000 euros.

Intérêt de la décision

Cet arrêt est exemplaire sur les liens entre le motif grave, le contrôle du motif réel du licenciement et les circonstances dans lesquelles celui-ci intervient.

A l’heure actuelle, depuis l’entrée en vigueur de la C.C.T. n° 109 (1er avril 2014), le contrôle judiciaire ne porterait plus sur l’application de l’article 63 lui-même, puisqu’il a été abrogé. Il n’empêche que les motifs admis dans le cadre du contrôle visé par la C.C.T. n° 109 sont ceux de l’article 63. Seul le montant de la réparation aurait été distinct, puisqu’actuellement, l’ouvrière (qui ne bénéficie par ailleurs plus de la présomption légale de l’article 63) pourrait réclamer une indemnité variant entre 3 et 17 semaines. Le reste du schéma est inchangé.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be