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Demande de remboursement d’allocations sociales indues et notion de charge individuelle excessive

Commentaire de Cr.E.D.H. (1re Section), 26 avril 2018, Req. n° 48.921 (ČAKAREVIĆ c/ CROATIA)

Mis en ligne le vendredi 31 août 2018


Cour européenne des Droits de l’Homme (1re Section), 26 avril 2018, Req. n° 48.921 (ČAKAREVIĆ c/ CROATIA)

Terra Laboris

Par arrêt du 26 avril 2018, la Cour européenne des Droits de l’Homme conclut à la violation de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne dans une affaire où est demandé le remboursement d’allocations de chômage indues (indu non contesté) dont le paiement trouve son origine dans une erreur de l’administration.

Les faits

La requérante est née en 1954 et vit en Croatie. Elle a perdu son emploi en décembre 1995 et a bénéficié, dans les mois qui ont suivi, d’une allocation de chômage. Son droit est cependant revu par une décision de l’Office de l’Emploi de mars 2001, et ce avec effet rétroactif. Les indemnités indues sont réclamées et un montant de l’ordre de 2.600 euros est à rembourser.

Une procédure est introduite par l’Office de l’Emploi devant les juridictions civiles aux fins d’obtenir le remboursement de la somme en cause. Il obtient gain de cause et un recours formé devant la Cour constitutionnelle échoue.

L’intéressée introduit dès lors une requête devant la Cour européenne des Droits de l’Homme en juillet 2013.

La décision de la Cour

La Cour fait porter son examen sur les dispositions de droit interne (considérant n° 40), dans la mesure où celui-ci prévoit qu’un travailleur (ou une travailleuse) au chômage qui a été occupé pendant 30 ans (ou 25 ans, selon le genre) a droit à des allocations de chômage jusqu’à ce qu’il retrouve un emploi. Par ailleurs, en cas d’incapacité temporaire au sens de la réglementation en matière d’assurance santé, les allocations sont accordées pendant la période de cette incapacité, mais avec un maximum de 12 mois.

La Cour reprend encore les dispositions croates relatives à la répétition de l’indu. Au cas où un assuré social aurait perçu des sommes auxquelles il n’avait pas droit, il est tenu de les rembourser à l’Office de l’Emploi, et ce sur la base d’un enrichissement injuste (sans cause). D’autres dispositions sont encore reprises et, sur la base de cet examen d’ensemble, la Cour examine la demande formée devant elle, sur pied de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention. La requérante considère en effet que la législation nationale a eu pour effet de la priver de sa propriété.

La Cour constate que le litige ne porte ainsi pas sur le bien-fondé de la décision de mettre un terme au droit aux allocations, mais qu’il concerne uniquement la question du remboursement de l’indu. Elle reprend, sur le plan des principes généraux, des arrêts importants de sa jurisprudence, qui ont défini la notion de propriété au sens de cette disposition (entre autres IATRIDIS c/ GRECE (GC), Req. n° 31.107/96, § 54 et DEPALLE c/ FRANCE (GC), Req. n° 34.044/02, § 62). Entrent dans la notion également les attentes légitimes d’obtenir un actif (ANHEUSER-BUSCH Inc. c/ PORTUGAL (GC), 11 janvier 2007, Req. n° 73.049/01, § 65 et BÉLÁNÉ NAGY c/ HONGRIE (GC), 13 décembre 2016, Req. n° 53.080/13).

La notion est précisée dans les considérants qui suivent (n° 52 et suivants).

Pour la Cour, en l’espèce, la requérante pouvait légitimement penser que les allocations versées l’avaient été à juste titre, précisant qu’un citoyen doit en principe pouvoir présumer de la validité d’une décision administrative prise en sa faveur. Alors que celle-ci peut faire l’objet d’un retrait pour l’avenir (ex nunc), il est légitime d’admettre que la remise en cause de celle-ci avec effet rétroactif (ex tunc) ne peut intervenir, du moins sauf si existent des raisons sérieuses que celle-ci intervient dans l’intérêt général ou dans l’intérêt des tiers.

La bonne foi de l’intéressée est dès lors admise. Les circonstances dans lesquelles les paiements sont intervenus étaient de nature à faire naître la croyance qu’elle avait le droit de bénéficier des paiements en cause.

Pour l’ensemble de ces motifs, la demande entre dans le champ de l’article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention, ratione materiae.

La Cour poursuit longuement sur les éléments de l’espèce, relevant que l’intéressée n’a pas trompé les autorités sur sa situation et qu’elle n’a par ailleurs pas été informée de la période légale maximale pour laquelle les indemnités devaient être versées, celle-ci étant par ailleurs fonction de la période d’occupation de l’assuré social. Les paiements se sont poursuivis et elle pouvait considérer qu’ils étaient conformes à la loi. Par contre, une erreur a été commise par l’Office de l’Emploi, qui n’a pas agi en temps voulu et de manière appropriée et cohérente. La Cour fait grief à cette institution de ne pas avoir informé l’intéressée sur cette limitation dans le temps, erreur qui a été poursuivie pendant une période de près de 3 ans après l’expiration de la période maximale autorisée. La Cour constate par ailleurs que toute la responsabilité de la situation a été imputée par l’autorité nationale à la requérante et que cette autorité n’a pas agi en admettant l’erreur qui avait été faite.

Vu l’ensemble des éléments de fait retenus, exiger qu’elle rembourse le montant des allocations de chômage payées à la suite d’une erreur de l’autorité entraîne pour elle une charge individuelle excessive (considérant n° 90), qui entraîne une violation de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention.

En ce qui concerne la satisfaction équitable, fixée conformément à l’article 41, la Cour l’évalue au montant de la somme réclamée, à majorer des intérêts au titre de dommage moral (l’intéressée n’ayant pas subi de dommage matériel, puisqu’elle n’a pas remboursé les sommes réclamées). L’Etat croate est également condamné aux frais et dépens.

Intérêt de la décision

La Cour européenne fait, à l’occasion de cet arrêt, un rappel important de sa jurisprudence sur la notion de propriété reprise à l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention. Elle rappelle (considérant n° 50) que cette notion a un sens autonome, qui n’est pas limité à la possession de biens physiques et qui est indépendant de catégorisation formelle en droit national. La Cour développe également l’extension de la notion pour les « attentes légitimes », pour lesquelles elle a rendu deux décisions importantes.

Elle a constaté une erreur de l’administration (manifestement seule responsable de la situation) et fait par ailleurs grief au juge national de ne pas avoir tenu compte de la mauvaise santé de l’intéressée et de sa très mauvaise situation financière, vu que les indemnités en cause ont constitué son seul revenu, qui lui a permis de subsister. La demande de remboursement est ainsi considérée comme une charge individuelle excessive, qui vient en violation des garanties de la Convention.

Signalons encore que l’intéressée avait développé un moyen pris sur pied de l’article 8 de la Convention, moyen que la Cour n’examine pas, dans la mesure où elle a accueilli la requête pour ce qui est de la violation de l’article 1er du premier Protocole additionnel.

L’on pourra rapprocher cette décision du mécanisme de la Charte de l’assuré social, qui, dans les matières qu’elle couvre, dispose expressément qu’il n’y a pas de remboursement rétroactif d’un indu qui trouverait sa source dans la seule erreur de l’institution de sécurité sociale (indu dont l’assuré social ne pouvait pas ou n’aurait pas pu se rendre compte).


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