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Changements d’affectation d’un enseignant : harcèlement ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 11 janvier 2018, R.G. 15/7.028/A

Mis en ligne le vendredi 31 août 2018


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 11 janvier 2018, R.G. 15/7.028/A

Terra Laboris

Statuant dans un jugement du 11 janvier 2018, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) fait droit à la demande d’une enseignante d’obtenir réparation de faits de harcèlement consistant principalement dans des mutations successives et injustifiées, ainsi que dans la persistance de comportements hostiles de la part de l’autorité qui l’emploie.

Les faits

Une enseignante preste dans l’enseignement libre subventionné. Il s’agit d’un établissement de petite dimension, les six degrés de l’enseignement primaire étant groupés.

En 2006, le P.O. a cédé cet établissement à la Commune.

L’intéressée est nommée en avril 2007 et, à partir de l’année scolaire 2009-2010, elle n’est plus responsable de « sa classe ». Elle est affectée à des remplacements, quelqu’un d’autre s’étant vu attribuer ses fonctions précédentes.

Elle est ensuite détachée vers un autre établissement. Lors de la rentrée de 2013, elle reçoit deux mi-temps, dans deux établissements différents.

Peu après la rentrée scolaire, elle dépose une plainte motivée du chef de harcèlement moral et de violence au travail. Elle est bientôt convoquée par le Collège communal pour une audition disciplinaire et se voit infliger une sanction disciplinaire mineure (rappel à l’ordre) pour des comportements non acceptables dans les relations professionnelles. Malgré l’avis défavorable à la sanction rendu suite à un recours devant la chambre ad hoc, le Collège maintient celle-ci.

L’intéressée introduit alors une procédure sur une base indemnitaire devant le Tribunal de première instance de Liège, qui, par jugement du 21 avril 2015 (confirmé en appel), a déclaré la sanction fautive et a condamné la Ville à des dommages et intérêts.

Parallèlement, la plainte aboutit à la constatation de faits de harcèlement.

L’intéressée est encore déplacée dans les deux années qui suivent, mais la situation semble s’apaiser. Elle introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège et, étant tombée en incapacité dans le courant du second semestre 2016, elle demande, à l’issue de celle-ci, sa réintégration comme institutrice titulaire de classe. La Ville temporise et, la reprise étant prévue pour début janvier 2017, elle se voit alors dispensée de l’exercice de ses fonctions par le Bourgmestre, décision confirmée par le Collège.

Une action en cessation est introduite devant le Président du Tribunal du travail de Liège, qui rend son ordonnance le 22 mars 2017, ordonnant la cessation des faits de harcèlement et la réintégration de l’intéressée en qualité d’institutrice primaire à temps plein (sous peine d’astreinte). La situation n’est pas réglée par cette décision, la Ville ayant interjeté appel et l’intéressée ayant été réaffectée dans une des écoles où elle avait presté précédemment. Elle retombe en incapacité de travail en octobre 2017.

Objet de la présente action

Cette action, introduite devant le tribunal, tend à titre principal à obtenir la réparation d’un dommage matériel de l’ordre de 1.350 euros et d’un dommage moral de 25.000 euros. A titre subsidiaire, le dommage moral est remplacé par une demande d’indemnisation forfaitaire de 17.250 euros.

L’avis de l’Auditeur du travail

Pour l’Auditeur du travail, deux phases doivent être distinguées, la première allant jusqu’au début de l’année scolaire 2013-2014 et la seconde couvrant celle d’octobre 2016 jusqu’à la date de prise en délibéré. L’Auditeur souligne que la modification de la législation au 1er septembre 2014 ne s’applique dès lors qu’à la seconde période et que, pour la première, il a été dûment constaté (sans que la Ville n’introduise un recours auprès du Contrôle du bien-être) qu’existaient des faits allant dans le sens de l’établissement de harcèlement (style de management inadapté, mutations incessantes alors qu’elle était nommée, octroi d’un emploi plus stable à de « plus fraîches recrues », et ce même parfois à du personnel contractuel).

Pour l’Auditeur, la preuve contraire n’est pas rapportée en ce qui concerne cette première phase et, pour la seconde, il constate qu’il n’y a toujours aucun grief à faire à l’intéressée, alors que, pour les parties défenderesses (étant à la fois la Commune et deux représentants de celle-ci), les comportements se perpétuent, de telle sorte que la condamnation du Bourgmestre et de la Ville lui apparaît fondée (mais non celle de la Directrice générale).

La décision du tribunal

Après avoir fait un vaste rappel des principes, en reprenant les diverses décisions de jurisprudence ayant permis d’affiner au fil du temps la notion de harcèlement (qui ne peut couvrir un conflit entre personnes, l’exercice du pouvoir disciplinaire ressenti de manière blessante ou insultante, ou encore des problèmes de communication notamment), le tribunal retient, essentiellement sur la base du rapport du conseiller en prévention, l’existence de faits permettant de présumer le harcèlement moral au sens de l’article 32undecies, § 1er, de la loi du 4 août 1996. Dans ceci, le rôle d’une des parties défenderesses (la directrice) n’a pas contribué à cette situation.

Le tribunal fustige les comportements de l’autorité, qu’il qualifie de violents (changements d’affectation abusifs, hyper-contrôle soudain), considérant que ceux-ci s’inscrivent dans une dynamique d’hostilité unilatérale. Quant au pouvoir de l’employeur public de procéder à des changements d’affectation réguliers au gré des nécessités du fonctionnement du service, le tribunal considère que, si ceci est exact, il y a lieu de nuancer, le Conseil d’Etat étant régulièrement saisi de recours d’enseignants à cet égard et ayant réaffirmé dans sa jurisprudence que, si le ius variandi de l’employeur public est plus grand que celui de l’employeur privé, il doit en user de manière raisonnable, respecter le principe de bonne administration, etc. Il ne peut, en d’autres termes, en résulter un abus de droit, le déplacement de l’enseignant ne pouvant être une sanction disciplinaire déguisée.

Constatant que, même si les comportements sont de plusieurs ordres, mais qu’ils restent similaires dans leur modus operandi et dans leur finalité, le tribunal conclut que la preuve d’un harcèlement dans le chef de la Ville et du Bourgmestre est rapportée.

Ces faits se sont produits aussi bien avant qu’après la modification législative du 1er septembre 2014, de telle sorte que les dispositions actuelles peuvent s’appliquer. Il alloue l’indemnité correspondant à six mois de rémunération, soit le montant de l’ordre de 17.250 euros postulé à titre subsidiaire.

Intérêt de la décision

Le jugement rendu par le Tribunal du travail de Liège dans ce dossier statue dans le cadre du ius variandi de l’employeur public, qui estimait en l’espèce que les décisions prises étaient conformes aux nécessités de fonctionnement. Il est cependant resté en défaut d’établir celles-ci, de telle sorte que les divers déplacements de l’intéressée (son remplacement par du personnel plus jeune, voire contractuel, alors qu’elle était titularisée) ne donnent en l’espèce lieu à aucune justification admissible.

Le tribunal a rappelé que, dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, le large pouvoir d’appréciation de l’employeur public connaît des limites, étant celles du respect du principe de bonne administration ainsi que de l’exercice raisonnable du droit, celui-ci ne pouvant déboucher sur des abus et constituer des sanctions disciplinaires déguisées.

L’analyse de la situation de fait prend ainsi tout son intérêt et toute son importance, puisque le contrôle judiciaire ne s’arrête pas au constat de l’exercice par une administration communale de son pouvoir de déplacement de son personnel à sa guise. L’on notera également l’importance dans l’appréciation du tribunal du rapport du conseiller en prévention.

Sur le plan de l’application de la loi dans le temps, le tribunal a relevé la continuité de la situation de harcèlement, tant avant qu’après la modification législative de 2014, de telle sorte qu’il a considéré devoir appliquer les dispositions actuelles à l’ensemble de la situation.

L’on notera encore sur cette problématique que les ordonnances de référé ne sont pas rares sur la question. L’on peut notamment renvoyer à Prés. Trib. trav. Liège, 3 mai 2017 (R.G. 16/12/C) et à Prés. Trib. trav. Liège, 21 avril 2016 (R.G. 16/5/C).


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