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Revenu d’intégration et mise en autonomie d’un jeune majeur

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 16 mars 2018, R.G. 2017/AL/384

Mis en ligne le lundi 15 octobre 2018


Cour du travail de Liège (division Liège), 16 mars 2018, R.G. 2017/AL/384

Terra Laboris

Par arrêt du 16 mars 2018, la Cour du travail de Liège (division Liège) réaffirme la jurisprudence majoritaire selon laquelle seuls des motifs impérieux peuvent justifier qu’un jeune majeur quitte sa famille sans avoir financièrement assuré ses arrières et se place dans une situation de dépendance à l’égard de la collectivité.

Les faits

Une jeune femme de 22 ans suit des études de droit, pour lesquelles elle se retrouvera, par le jeu des crédits de cours, à cheval entre le troisième bac et le premier master dans le courant de l’année académique 2017-2018.

Vivant avec sa mère, elle-même bénéficiaire de prestations sociales, l’intéressée perçoit un revenu d’intégration au taux cohabitant.

Les lieux de vie sont exigus. En septembre 2016, elle se présente au C.P.A.S., remettant copie d’un contrat de bail pour un studio (loyer de l’ordre de 315 euros), dans lequel elle signale vouloir vivre avec son compagnon. Le C.P.A.S. considère que, vu l’absence de rupture du lien familial, l’intéressée n’a plus droit au revenu d’intégration. Le C.P.A.S. cesse les paiements à partir du mois de novembre.

Une requête sera introduite contre cette décision.

Intervient une deuxième décision, notifiant un indu pour le mois d’octobre, décision contre laquelle un recours est également formé.

Le Tribunal du travail de Liège fait droit à la position du C.P.A.S. Il condamne l’intéressée à rembourser et confirme son absence de droit au bénéfice du R.I.S.

Celle-ci interjette appel.

Position des parties devant la cour

L’étudiante fait valoir la petite taille du logement, qui a rendu la cohabitation avec sa mère (et sa sœur, elle-même entrée en secondaires) impossible à concilier avec ses études universitaires. Elle déclare en outre étudier à haute voix, ce qu’elle ne peut faire dans une bibliothèque.

En ce qui concerne ses ressources, elle est bénéficiaire d’une bourse d’études. Sa mère perçoit les allocations familiales et les lui rétrocède. Elle estime que lesdites allocations familiales ne doivent pas intervenir dans le calcul du revenu d’intégration, s’agissant de frais spécifiques liés à l’éducation, la formation et l’entretien de l’enfant.

Pour le C.P.A.S., par contre, le droit au revenu d’intégration ne peut être accordé, dans la mesure où la rupture familiale est une condition indispensable à la mise en autonomie d’un jeune majeur. La mère a une obligation alimentaire et le C.P.A.S. fait encore valoir que l’intéressée a pu réussir jusque-là. Ce serait plutôt le souhait de vivre en couple qui aurait justifié son déménagement, décision qu’il lui appartient dès lors d’assumer.

En ce qui concerne les allocations familiales, si la cour devait faire droit à la demande, celles-ci ne peuvent pas être écartées de la notion de ressources, vu l’article 16 de la loi du 26 mai 2002, qui impose de prendre en compte toutes les ressources dont dispose le demandeur, en ce compris précisément ces allocations familiales. En outre, la situation du compagnon est « tout sauf claire ».

L’avis du Ministère public

Le Ministère public estime que le départ du logement familial se justifiait et que l’intéressée doit bénéficier du revenu d’intégration au taux cohabitant depuis son déménagement, sous déduction toutefois des allocations familiales. Le Ministère public demande l’annulation de la décision de récupération.

La décision de la cour

Sur le fondement de la demande, la cour rappelle en premier lieu que la circonstance que l’intéressée poursuive des études n’a aucune incidence sur le litige. C’est la question de la mise en autonomie des jeunes majeurs qui est au centre du débat.

La cour considère que seuls des motifs impérieux peuvent justifier le départ du jeune majeur de sa famille, mais que ceux-ci ne sont pas exclusivement liés à une rupture familiale. L’on peut ainsi admettre des conditions de logement ou des exigences liées aux études.

En l’espèce, la famille a déménagé dans le même immeuble mais se trouve dans des lieux plus petits. Le constat fait par le travailleur social ne tient pas compte de cette modification, qui a entraîné la perte de jouissance d’un bureau séparé dont l’intéressée pouvait bénéficier.

Les conditions d’hébergement (un appartement d’une chambre qui doit héberger trois personnes, dont une jeune adolescente qui commence aussi à avoir besoin d’une intimité minimale) constituent un handicap réel pour une étudiante universitaire. Pour la cour, l’on ne peut exiger de tout étudiant d’être capable de s’infliger de telles conditions. L’étudiante a pu avoir atteint ses limites et, vu la taille du logement, la cour estime qu’il faut accorder du crédit à son sentiment. Déménager permet d’augmenter les chances de réussir ses études. La cour estime cependant devoir rappeler à l’intéressée qu’elle a des obligations, notamment d’accomplir un job étudiant compatible avec ses études.

Elle en vient ensuite à la question de la contribution du débiteur d’aliments et à celle des allocations familiales.

Les prestations A.M.I. perçues par la mère – qui a encore une fille mineure à charge – semblent à peu près équivalentes au revenu d’intégration au taux famille.

Pour ce qui est des allocations familiales, qui sont en l’occurrence des allocations d’orphelin, la cour renvoie aux ressources énumérées à l’article 22 de l’arrêté royal du 11 juillet 2002 portant règlement général en matière de droit à l’intégration sociale, qui exonère divers revenus. Il n’est ainsi pas tenu compte des prestations familiales pour lesquelles l’intéressé a la qualité d’allocataire en faveur d’enfants.

C’est l’occasion pour la cour de rappeler les deux arrêts de la Cour de cassation du 19 janvier 2015 (Cass., 19 janvier 2015, n° S.13.0066.F et Cass., 19 janvier 2015, n° S.13.0084.F).

Le premier renvoie à l’article 69, § 1er, des lois relatives aux allocations familiales des travailleurs salariés coordonnées le 19 décembre 1939, qui détermine l’allocataire. Dès lors que les allocations sont effectivement payées à celui-ci – allocations familiales en faveur de l’enfant bénéficiaire –, ces allocations constituent au sens de l’article 16, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 26 mai 2002, une ressource de l’allocataire et non du bénéficiaire.

Dans le second, la Cour de cassation a considéré que l’article 22, § 1er, alinéa 1er, b), de l’arrêté royal du 11 juillet 2002 – selon lequel, pour le calcul des ressources, il n’est pas tenu compte des prestations familiales pour lesquelles l’intéressé a la qualité d’allocataire pour autant qu’il élève les enfants et en ait la charge totalement ou partiellement – s’applique aux ressources du seul demandeur du revenu d’intégration et non à celles des ascendants avec lesquels il cohabite. En l’espèce, le C.P.A.S. calculait le revenu d’intégration d’une jeune femme de 18 ans et vivant avec ses parents en tenant compte des allocations familiales payées en sa faveur à sa mère en qualité d’allocataire. La cour du travail avait considéré que les allocations familiales litigieuses ne faisaient pas partie des ressources des ascendants à prendre en considération pour calculer le revenu d’intégration et sa décision fut cassée.

Suite à cet enseignement, la cour du travail considère que trois principes doivent être retenus, étant que :

  • Les allocations familiales sont des ressources de l’allocataire. Il s’agit en règle de la mère.
  • Elles sont exonérées lorsque l’on examine le droit au revenu d’intégration dans le chef dudit allocataire.
  • Lorsque le demandeur est un enfant majeur cohabitant avec ses parents, les allocations familiales ne peuvent pas être prises en considération comme ressources du demandeur, mais bien au titre de ressources des ascendants, l’exonération de l’article 22, § 1er, ne trouvant pas à s’appliquer dans ce cas de figure.

Pour la cour, il faut élargir cet enseignement à l’hypothèse d’un jeune majeur qui a quitté sa mère et auquel celle-ci rétrocède les allocations familiales : l’hypothèse de l’exonération n’est pas rencontrée. Les allocations familiales perçues et rétrocédées par la mère constituent une ressource. Il en irait de même si on les qualifiait de contributions alimentaires de la mère.

C’est dès lors à juste titre que les ressources doivent tenir compte de ces allocations.

Aux fins cependant de vérifier le critère de la dignité humaine, la cour invite indirectement l’intéressée à produire, budget et pièces à l’appui, une demande auprès du C.P.A.S., dans la mesure où elle n’arriverait pas par exemple à couvrir ses frais d’études, frais considérés comme nécessaires à la dignité humaine d’une étudiante universitaire.

Enfin, sur la question des revenus du compagnon, qui a en outre des difficultés au niveau du séjour, la cour retient une grande précarité financière, celui-ci ayant en toute transparence donné les éléments relatifs à ses revenus pendant une période de 9 mois.

L’étudiante est dès lors rétablie dans son droit au revenu d’intégration, sans qu’il n’y ait de récupération. Celui-ci se voit cependant minoré des allocations familiales et, pour un mois d’été, des revenus perçus dans le cadre d’un job étudiant.

Intérêt de la décision

Cette affaire est l’occasion de rappeler l’enseignement de la Cour de cassation dans ses deux arrêts du 19 janvier 2015, rendus sur la question.

Dans l’arrêt S.13.0084.F, la Cour de cassation avait tranché une controverse, une circulaire ministérielle du 6 septembre 2002 considérant qu’il fallait exonérer les allocations familiales versées au bénéfice du jeune majeur à ses parents avec lesquels il cohabitait, les prestations familiales servant pour le jeune mais ne lui étant pas attribuées directement, l’on ne pouvait en tenir compte pour le calcul des ressources ni pour ses parents ni pour lui, puisqu’il ne les percevait pas pour lui-même à son profit. Dès lors que les ressources des ascendants majeurs du premier degré vivant avec le demandeur de R.I.S. sont prises en compte, le C.P.A.S. et le juge sont tenus de respecter le texte réglementaire relatif aux ressources dont il ne sera pas tenu compte et ils ne peuvent étendre les cas d’exonération au-delà du strict cadre réglementaire.

Dans l’arrêt S.13.0066.F, elle a rappelé que toutes les ressources dont dispose le demandeur, quelles qu’en soient la nature ou l’origine, doivent être prises en considération, ce qui inclut toutes les prestations allouées en vertu de la législation sociale (belge et étrangère). Les lois coordonnées du 19 décembre 1939 déterminent l’allocataire, c’est-à-dire la personne à laquelle les allocations familiales sont payées en faveur de l’enfant bénéficiaire. Les allocations constituent une ressource dans le chef de l’allocataire et l’on ne peut soutenir qu’il s’agirait d’une ressource de l’enfant bénéficiaire.

La question de la prise en charge des ressources des cohabitants en matière d’allocations familiales a, précédemment, été abordée dans un autre arrêt de la Cour de cassation (Cass., 31 janvier 2011, n° S.10.0030.F), à propos en l’espèce d’allocations familiales d’orphelin perçues par l’épouse d’un demandeur du revenu d’intégration sociale. S’agissant des ressources du cohabitant (ou conjoint), cette prise en compte est obligatoire, contrairement aux ressources des ascendants/descendants au premier degré, pour lesquels le C.P.A.S., et le tribunal du travail ensuite, disposent d’un pouvoir d’appréciation.


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