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Non-paiement d’éco-chèques : application de la loi pénale ?

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 15 juin 2018, R.G. 17/711/A

Mis en ligne le jeudi 15 novembre 2018


Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), 15 juin 2018, R.G. 17/711/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 15 juin 2018, le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) retient que le non-paiement des éco-chèques tombe sous l’application de la loi pénale et qu’il faut dès lors relever les éléments constitutifs de l’infraction, les dispositions répressives du Code pénal social ou la loi sur les C.C.T. ne contenant aucune indication relative à l’exigence de l’élément moral pour l’infraction de non-paiement de ceux-ci.

Les faits

Un travailleur introduit une procédure en mai 2017, demandant la condamnation de son ex-employeur au paiement d’une somme de 1.875 euros au titre d’éco-chèques pour les années 2009 à 2016. Il considère que sa demande n’est pas prescrite, s’agissant d’une infraction continuée, le délai de prescription de l’action civile ayant pris cours le lendemain du dernier jour au cours duquel l’infraction a été commise. Il retient que l’élément intentionnel est la faute, étant le fait pour l’employeur de ne pas avoir fait face à ses obligations alors qu’il aurait pu et dû s’informer. Dès lors que l’élément intentionnel ne serait pas retenu vu l’existence d’une cause de justification, il estime celle-ci non établie.

Quant à la société, elle considère que la demande est prescrite ou, à tout le moins, non fondée, étant qu’il n’y a pas d’infraction continuée en l’absence d’unité d’intention et que, en ce qui concerne la cause de justification, celle-ci résulte de ce qu’elle a octroyé des avantages équivalents. Elle fait également valoir le décumul des responsabilités pénales : le demandeur ne prouve pas que la faute la plus grave serait celle de la personne morale (qui est à la cause), alors que la violation prétendue des conventions collectives incomberait à la gérante (qui n’est pas à la cause).

Quant à l’avantage équivalent, qui figure dans la convention collective de travail du 16 juillet 2009 (conclue au sein de la C.P. 218), il consiste en un recyclage annuel, recyclage imposé dans le secteur.

La décision du tribunal

Le tribunal resitue le contexte de l’instauration des éco-chèques. Ceux-ci ont vu le jour suite à l’accord interprofessionnel 2009-2010, aux fins d’augmenter le pouvoir d’achat des travailleurs. Ils sont prévus dans la C.C.T. n° 98 conclue au sein du C.N.T. le 20 février 2009. Celle-ci n’impose cependant pas à tous les employeurs relevant du champ d’application de la loi du 5 décembre 1968 de les octroyer. Il faut une convention collective de travail au niveau du secteur ou au niveau de l’entreprise.

En l’espèce, la commission paritaire est initialement la 218 et ensuite la 200. Le tribunal reprend les conventions collectives conclues dans celles-ci sur la période concernée, étant les années 2009 à 2016. Ces conventions collectives sont rendues obligatoires par arrêté royal.

Pour le tribunal, le non-paiement est une infraction pénale (non-paiement des éco-chèques ou l’équivalent). Le Code pénal social contient d’ailleurs, en son article 167, une sanction de niveau 2. Pour la période antérieure, il faut se référer aux articles 56, alinéa 1er, 1°, et 57, de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires.

Le tribunal procède ensuite au rappel des règles en matière de prescription des actions civiles résultant d’un délit, étant le renvoi à l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil.

L’on est donc en présence d’une infraction pénale et le tribunal doit relever les éléments constitutifs de l’infraction. L’élément matériel est le comportement interdit et l’élément moral peut être autant une négligence qu’un acte positif.

En l’absence de précision quant à l’élément intentionnel tant dans la loi du 5 décembre 1968 que dans le Code pénal social, le tribunal se tourne vers l’enseignement de la Cour de cassation et reprend deux arrêts très importants. Dans le premier (Cass., 24 février 2014, n° S.13.0031.N), la Cour considère que le mutisme d’une disposition pénale quant à une forme de faute fait que la faute peut consister entre autres dans la négligence ou l’inattention. Dans un arrêt précédent (Cass., 26 avril 2010, n° S.09.053.N), elle enseigne que l’existence de l’élément moral n’est pas présumée légalement lorsque l’élément purement matériel est établi, mais qu’elle peut être déduite d’un fait matériel commis et de la constatation que ce fait peut être attribué à l’auteur, celui-ci pouvant être mis hors cause lorsqu’il y a force majeure, erreur invincible ou si une autre cause d’exclusion est démontrée, du moins si elle n’est pas invraisemblable.

Ces principes mènent à la conclusion que l’élément moral consiste dans le fait que l’employeur a commis l’infraction librement sans que son consentement ait été vicié par une cause de justification invoquée avec une certaine vraisemblance.

Sur le point de départ du délai de prescription, qui dépend de la nature de l’infraction, le tribunal rappelle la distinction opérée dans la jurisprudence de la Cour suprême entre le délit instantané et l’infraction continuée. Cette dernière est constituée par un ensemble d’infractions de même nature, qui doivent être considérées comme un seul fait punissable parce qu’elles sont accomplies dans une unité d’intention délictueuse. C’est l’enseignement d’un ancien arrêt de la Cour de cassation du 4 septembre 1974 (Cass., 4 septembre, 1974, J.G.G., 1975, p. 25). Le tribunal précise encore ce qu’il faut entendre par « intention délictueuse » : ce n’est pas l’intention par opposition à l’inadvertance, mais le plan, l’intention, le projet de l’auteur dont le nombre de comportements punissables est l’expression.

L’appréciation de la nature de l’infraction, étant de savoir si les manquements constituent un seul fait punissable par unité d’intention, appartient au juge du fond.

Des exemples d’infractions continuées sont donnés.

En l’espèce, il y a eu indication expresse donnée au secrétariat social dès 2009 que la société ne souhaitait pas que les éco-chèques soient calculés et par ailleurs aucun avantage équivalent n’a été accordé.

Enfin, le tribunal retient que le non-paiement relève de la responsabilité pénale de la société elle-même. Sur ce dernier point, il rappelle que, dans le secteur, la convention collective du 16 juillet 2009 permettait la transposition en un avantage équivalent, mais que ceci devait intervenir avant le 30 octobre 2009 et qu’il ressort du texte que ceci ne pouvait être fait que dans les entreprises avec une représentation syndicale des employés. A défaut, le paiement est dû.

Ultérieurement, à dater de l’année 2012, il existait une autre possibilité de substitution, et ce pour les entreprises sans représentation syndicale, mais celle-ci ne pouvait intervenir que via une information préalable, qui n’est pas établie en l’espèce.

Pour l’ensemble de ces motifs, le tribunal accueille la demande, dont le montant n’est pas contesté.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail du Hainaut fait une très bonne application des principes relatifs à la nature de l’infraction, rappelant que le non-paiement de la rémunération est une infraction instantanée. L’infraction instantanée consiste dans l’accomplissement (ou l’omission) d’un acte à un moment donné. Elle est consommée au moment où elle est perpétrée, et ce quelle que soit la durée du mal entraîné.

Existe à côté de celle-ci l’infraction continue, qui ne vise pas un fait ponctuel ou isolé, mais, au contraire, sa persistance, à savoir le maintien d’un état délictueux, infraction qui se prolonge tant que dure la situation illégale, et ce peu importe le nombre d’abstentions coupables intervenues.

Ce type d’infraction est parfois confondu avec le délit continué (ou délit collectif), qui est caractérisé par une unité d’intention. Plusieurs infractions instantanées peuvent constituer un délit collectif ou délit continué mais doivent, pour ce faire, être reliées par la recherche d’un même but (pour des exemples, voir commentaire de Cass., 22 juin 2015, n° S.15.0003.F – précédemment commenté).


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