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Définition du harcèlement moral depuis la loi du 12 février 2014

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 20 avril 2018, R.G. 2016/AB/772

Mis en ligne le lundi 7 janvier 2019


Cour du travail de Bruxelles, 20 avril 2018, R.G. 2016/AB/772

Terra Laboris

Dans un imposant arrêt du 20 avril 2018, la Cour du travail de Bruxelles examine une demande d’indemnisation pour harcèlement moral au travail et, les faits s’étant produits avant l’entrée en vigueur de la loi du 12 février 2014 et après celle-ci, rappelle la portée de la modification de la définition légale.

Les faits

Un litige survient entre un institut d’enseignement libre reconnu et subventionné par la Communauté française et un membre de son personnel (surveillante-éducatrice, nommée à titre définitif pour la fonction d’éducatrice-économe).

Le désaccord est lié à des fonctions d’enseignante temporaire que l’intéressée a exercées depuis 2008 dans le cadre d’un détachement.

Ce « congé détachement » est renouvelé pour trois années académiques et un engagement temporaire est conclu pour les périodes correspondantes, en vertu du décret du 1er février 1993.

Des difficultés surviennent, eu égard au diplôme de l’intéressée (la Communauté française ayant signifié qu’elle ne peut prétendre au titre A mais au titre B et que sa rémunération doit être revue en fonction d’un barème inférieur). Un réaménagement des horaires intervient, afin qu’elle puisse disposer d’un horaire complet dans le secondaire inférieur. Il n’est cependant pas demandé à l’intéressée de rembourser la différence entre le barème auquel elle a été payée et celui auquel elle aurait dû l’être.

Cet incident va être à l’origine de la dégradation des relations entre les parties, l’enseignante étant en incapacité de travail pendant plusieurs semaines en 2011. Elle a fait par ailleurs l’objet de rapports pédagogiques défavorables et même d’un avertissement. Une procédure disciplinaire est ensuite entamée, mais l’institut y renonce suite à l’audition de l’intéressée.

Une plainte en harcèlement moral est déposée. Dans la foulée, d’autres éléments négatifs sont ajoutés à son dossier (rapports négatifs de fonctionnement rédigés par la directrice). Dans son rapport, le conseiller en prévention conclut à l’absence de harcèlement moral (tant dans le chef de la directrice, qui s’était également sentie harcelée par l’intéressée, que par la plaignante). Un hyper conflit est cependant pointé, représentant une charge psychosociale réelle. Des recommandations sont faites aux fins de tenter de restaurer la relation de confiance.

L’intéressée va, cependant, entamer plusieurs procédures, la première étant, en août 2012, une procédure en cessation du refus du congé détachement (décidé pour l’année académique suivante), refus qu’elle qualifie de harcèlement. Elle demande également que le poste qu’elle revendique soit attribué, sous peine d’astreinte. Il est fait droit à sa demande, avec astreinte de 100 euros par jour de retard.

L’institut ayant interjeté appel, la cour du travail va réformer cette décision, dans un arrêt du 6 décembre 2012, concluant à l’absence de harcèlement. Entre-temps, l’enseignante a fait procéder à une saisie-arrêt exécution sur les comptes bancaires de l’institut.

Vu la décision intervenue, elle est tenue de reprendre sa fonction initiale, ce qu’elle fait brièvement, quittant immédiatement l’établissement après son arrivée, se déclarant malade, suite à une discussion houleuse concernant l’horaire.

S’ensuit une période d’incapacité de travail, au cours de laquelle l’intéressée introduit une demande de congé et de disponibilité pour convenance personnelle. Ceci lui est refusé.

Une nouvelle procédure est ainsi introduite par elle aux fins d’obtenir gain de cause quant à sa demande.

Dans le cadre de la procédure judiciaire, un jugement est rendu par le tribunal du travail le 9 mai 2016, considérant la demande non fondée. Pour le tribunal, les faits invoqués par l’intéressée ne constituent pas dans leur ensemble (la cour souligne) une situation de harcèlement moral au travail.

Appel est interjeté. Une nouvelle citation « en cessation et en référé » est lancée en août 2016, l’institut ayant rejeté une nouvelle demande de détachement. Une ordonnance est rendue très rapidement, la déboutant.

La cour du travail statue, dès lors, suite à un appel qu’elle a introduit du jugement rendu par le tribunal le 9 mai 2016 (rejetant l’existence d’un harcèlement).

La décision de la cour

La cour aborde, en premier lieu, la question de l’autorité de chose jugée de l’arrêt rendu en 2012. Elle rappelle que cette autorité s’attache non seulement à ce qu’un jugement décide expressément sur un point litigieux, mais aussi à tout ce qui constitue, même implicitement, le fondement nécessaire de la décision. Elle contient à la fois un effet négatif et un effet positif. Il ne peut donc être question de revenir sur ce que l’arrêt a jugé, tant en ce qui concerne les faits de la cause que la norme juridique appliquée.

Se pose une deuxième question juridique importante, relative, celle-ci, à l’application de la loi du 4 août 1996 dans le temps. Celle-ci a en effet été modifiée par celle du 28 février 2014, qui a notamment changé la définition du harcèlement moral au travail, celle-ci visant actuellement un ensemble abusif de plusieurs conduites similaires ou différentes et non plus plusieurs conduites abusives similaires ou différentes.

Pour la cour, la notion est ainsi élargie, puisque la loi n’exige plus que chaque conduite soit abusive, mais bien que l’ensemble le soit. Elle reprend la doctrine (S. BILLY, P. BRASSEUR et J.-P. CORDIER, « La prévention des risques psychosociaux au travail depuis la réforme de 2014 : aspects juridiques et pratiques », Etudes pratiques de droit social, 2016, p. 149), selon laquelle cette modification permet de prendre en considération un ensemble de conduites, qui, prises individuellement, peuvent être considérées comme bénignes mais dont l’accumulation porte atteinte à la personnalité, la dignité ou l’intégrité de la personne visée, ou crée un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. Pour ces auteurs, l’élargissement de la notion est considérable.

Pour la cour, les faits antérieurs à l’entrée en vigueur de ce nouvel article 32ter de la loi doivent être examinés à la lumière de la définition légale du harcèlement en vigueur jusqu’au 31 août 2014 et représenter chacun une « conduite abusive », ce qui n’est pas le cas des faits postérieurs à l’entrée en vigueur de la loi, qui doivent constituer un ensemble abusif de plusieurs conduites.

La cour reprend, de manière très fouillée, les principes relatifs aux conduites elles-mêmes, qui doivent être des paroles, des intimidations, des actes, des gestes ou des écrits unilatéraux, et souligne également que celles-ci doivent intervenir non uniquement pendant l’exécution du contrat de travail (conception qui serait trop réductrice), mais dans le cadre professionnel. Ceci fait que doivent également intervenir des faits qui se sont produits pendant la suspension du contrat de travail.

La cour en vient également aux règles en matière de preuve, confirmant le principe du partage de la preuve (l’arrêt soulignant qu’il ne s’agit pas d’un renversement). Ce mécanisme, contenu à l’article 32undecies de la loi du 4 août 1996, n’a pas fait l’objet d’une modification en 2014.

La cour passe alors, dans un long examen des rétroactes, à l’étude des faits et conduites avancés par l’appelante susceptibles de constituer un harcèlement moral au travail. Elle procède à une classification de ceux-ci en plusieurs catégories, selon leur nature, certains de ces faits ayant entouré les procédures judiciaires, d’autres ayant accompagné la demande de l’institut de réintégration de la fonction initiale (éducatrice-économe), d’autres encore étant présentés comme des vexations, ainsi le refus d’accorder des congés et les problèmes subséquents à sa démission (l’intéressée ayant présenté celle-ci en septembre 2016).

La conclusion de la cour est que le jugement doit être confirmé, la demande étant non fondée vu l’absence d’éléments susceptibles d’être qualifiés de harcèlement.

L’on retiendra encore que l’institut avait introduit une demande de dommages et intérêts pour procédure téméraire et vexatoire, considérant avoir été la victime d’une « véritable déferlante d’attaques judiciaires », rappelant qu’il y a eu non moins de neuf procédures entre 2012 et 2018 (le tribunal de première instance ayant également été saisi – infructueusement).

Intérêt de la décision

Au-delà des faits de l’espèce, révélateurs d’un hyperconflit professionnel – souligné par la cour –, l’intérêt juridique de cet arrêt est d’avoir rappelé qu’à l’occasion de la modification législative intervenue, suite à la loi du 12 février 2014, la définition du harcèlement a été revue.

Précédemment, étaient en cause des comportements abusifs, étant que chacun d’entre eux devait avoir ce caractère. Actuellement, ainsi que rappelé par la cour – qui s’appuie sur la doctrine la plus autorisée en la matière –, il y a eu un élargissement considérable de la notion de harcèlement moral, puisque c’est l’ensemble des conduites qu’il convient d’examiner et celui-ci doit avoir un caractère abusif. Cet ensemble avait déjà été relevé par le tribunal du travail dans son jugement du 9 mai 2016, puisqu’il avait considéré que les faits invoqués ne constituaient pas dans leur ensemble une situation de harcèlement moral au travail (ce qui avait été souligné par la cour).

En l’occurrence, l’intéressée échoue dans sa demande, dans la mesure où elle n’a pas établi des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral, c’est-à-dire l’existence de conduites abusives séparées (jusqu’au 31 août 2014) ou combinées avec d’autres non nécessairement abusives en elles-mêmes (à partir du 1er septembre 2014), qui remplissent les conditions de l’article 32ter de la loi.


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