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Le principe du délai raisonnable comme principe de bonne administration

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 avril 2018, R.G. 2015/AB/229

Mis en ligne le mardi 29 janvier 2019


Cour du travail de Bruxelles, 18 avril 2018, R.G. 2015/AB/229

Terra Laboris

Par arrêt du 18 avril 2018, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que le principe de bonne administration impose aux institutions de sécurité sociale d’agir dans un délai raisonnable mais qu’il ne permet pas de céder devant le principe de légalité.

Les faits

Les faits remontent à plus de 30 ans. Ils portent sur la réclamation, par l’ONEm, en 1990, de la cotisation spéciale de sécurité sociale sur les revenus perçus pendant l’année 1986, et ce en vertu de l’article 60 de la loi du 28 décembre 1983 portant des dispositions fiscales et budgétaires.

Il s’agit alors d’un montant de l’ordre de 325.000 anciens BEF, à majorer des intérêts de retard.

Cette notification est faite aux deux membres d’un couple. Ceux-ci contestent le calcul de la cotisation, faisant valoir qu’ils ont introduit une réclamation fiscale en 1989.

Le mari décède en 1992 et la réclamation fiscale aboutit, en 1994, le revenu imposable globalement étant légèrement modifié. Une feuille de calcul rectificative concernant la cotisation spéciale de sécurité sociale est aussitôt envoyée à l’épouse. Sur le plan fiscal, une requête est adressée au Ministre des Finances, vu l’impossibilité vantée par cette dernière de payer la dette fiscale laissée, selon ses explications, par feu son mari.

L’ONEm est informé quelques mois plus tard. Celui-ci enverra encore deux rappels, le dernier étant adressé en novembre 1997. Le conseil de l’intéressée expose à l’ONEm l’impossibilité pour celle-ci de payer la cotisation et, en 1998, après avoir dûment examiné le dossier de l’ONEm, il demande que le dossier soit revu, exposant notamment que les recours (fiscaux) nécessaires n’avaient pas été introduits, que l’intéressée a dû vendre son appartement pour faire face aux dettes et qu’elle ne perçoit plus qu’une petite pension.

Pour l’ONEm, seule l’administration fiscale peut corriger d’éventuelles erreurs de calcul.

Finalement, en 1999, l’ONEm cite l’intéressée devant le tribunal du travail, demandant de payer une somme de l’ordre de 500.000 anciens BEF, à majorer des intérêts de retard à partir du 1er janvier 1999. Le nouveau montant repris en principal contient à la fois le principal initial et les intérêts de retard de 1,25% par mois pour la période précédant la citation. Les intérêts sont supérieurs au principal.

Un jugement est rendu par le tribunal du travail le 24 juillet 2014, faisant droit à la demande de l’ONEm. L’intéressée est cependant autorisée à se libérer moyennant des versements mensuels de 100 euros.

Elle interjette appel et, dans ses moyens, elle demande que soit constaté l’« excès du délai raisonnable ». Elle sollicite la suspension du cours des intérêts entre 2003 et 2013. Elle conteste également – mais sans étayer sa position – qu’elle puisse être tenue redevable des dettes de son époux.

La décision de la cour

Sur la question de la nature de la dette, la cour considère qu’il ne s’agit pas d’une dette propre mais d’une dette liée à une exploitation commerciale au nom de l’intéressée, elle-même. La date contractée, calculée sur la base du revenu imposable global des époux, est commune à ceux-ci. Enfin, à supposer qu’il s’agisse d’une dette propre (ce qui n’est pas établi), en application de l’article 1408 du Code civil, celle-ci pourrait être poursuivie tant sur le patrimoine commun que sur le patrimoine propre de l’intéressée.

Elle examine ensuite la question du dépassement du délai raisonnable. L’appelante fait en effet référence à l’article 6.1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, concluant que le procès, dans de telles conditions, n’est plus équitable. Pour la cour, qui rappelle l’article 6 de la C.E.D.H., le caractère raisonnable de la procédure doit s’apprécier eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour européenne, étant la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige. C’est l’arrêt PANJU (Cr.E.D.H., 28 octobre 2014, Req. n° 18.393/09, PANJU c/ BELGIQUE).

Cependant, la C.E.D.H. ne contient pas de sanction en cas de dépassement du délai raisonnable visé à l’article 6 et la cour du travail rappelle que celle-ci n’est pas nécessairement la déchéance du droit. Renvoyant à divers arrêts de la Cour de cassation (dont Cass., 20 juin 2000, n° P.00.0654.N), en matière pénale (avant que des sanctions propres ne soient introduites par le législateur), il était admis, dans une telle hypothèse, et pour autant que les preuves n’aient pas été perdues entre-temps et que l’exercice des droits de défense n’était pas devenu impossible, qu’il appartient au juge de déterminer le mode le plus adéquat de réparation.

Par ailleurs, il ne faut pas confondre les règles concernant le procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention et le principe du délai raisonnable, qui est un principe de bonne administration. L’article 6 ne s’applique pas dans la procédure administrative (où vaut le principe de bonne administration) ni à l’entrée de la phase judiciaire (soumise aux règles de prescription), mais dans le procès lui-même. La cour renvoie ici à la doctrine de J.-Fr. FUNCK (J.-Fr. FUNCK, « Prescription et délai raisonnable en sécurité sociale : questions d’actualité », Questions spéciales de droit social – hommage à Michel Dumont, C.U.P., 2014, p. 204). Enfin, le respect du principe de bonne administration ne permet pas de céder devant celui de légalité et ainsi, pour ce motif, de parer à l’absence de la prescription d’une créance. Elle renvoie ici à l’arrêt de la Cour de cassation du 18 mars 2013 (Cass., 18 mars 2013, n° S.12.0082.F).

En l’espèce, il n’est pas établi que l’ONEm a manqué à son devoir de saisir le tribunal dans un délai raisonnable et, dans la phase administrative, si le délai déraisonnable de l’instruction doit être constaté, il n’a cependant pas rendu impossible l’exercice des droits de défense de l’intéressée. L’ONEm est tenu de retenir le critère fiscal et de respecter l’article 60 de la loi en cause. Le dossier produit est considéré comme circonstancié et pertinent et la cour conclut qu’elle ne peut retenir d’autres revenus que ceux qui ont été finalement taxés par l’administration fiscale.

Se pose, cependant, la question de la suspension du cours des intérêts pendant 10 ans. Cette suspension est demandée vu la violation de l’article 6 de la Convention. Il s’agit d’un délai d’inaction, survenu pendant le cours de la procédure judiciaire.

Renvoyant à diverses décisions de la Cour du travail de Bruxelles (autrement composée), dont celle du 23 avril 2012 (C. trav. Bruxelles, 23 avril 2012, R.G. 2010/AB/966), qui rappelé l’arrêt POELMANS de la Cr.E.D.H. (Cr.E.D.H., 3 février 2009, Req. n° 44.807/06, POELMANS c/ BELGIQUE), elle conclut sur ce point qu’un litige relatif au recouvrement des cotisations sociales qui a duré 22 ans dépasse les limites du délai raisonnable, et ce même si le requérant lui-même a sollicité plusieurs reports de l’affaire.

S’il est le propre de toute créance en numéraire de porter intérêt, ce qui est le cas des cotisations de sécurité sociale, l’on ne peut, pour la cour, retenir que la violation de l’article 6 de la Convention serait sans sanction. Ceci reviendrait à vider la disposition de sa substance.

Elle constate que la cause est restée 10 ans au rôle et que l’ONEm n’a entrepris aucune initiative pour la faire progresser. Elle admet dès lors la suspension des intérêts pour la plus grande partie de la période demandée.

Intérêt de la décision

La notion de procès équitable ne peut être confondue, comme l’a explicitement rappelé la cour, avec le principe du délai raisonnable en tant que principe de bonne administration. L’application de l’article 6 de la C.E.D.H. ne peut être demandée avant le procès lui-même. Cette disposition ne s’applique dès lors pas à la phase administrative et ne vaut par ailleurs pas pour celle guidant l’entrée de la phase judiciaire.

L’instruction de la cause dans un délai raisonnable sur le plan administratif fait partie des principes de bonne administration, étant que celle-ci doit agir dans un délai raisonnable. Ce principe doit cependant céder, comme ceci a été rappelé, devant le principe de légalité.

L’on notera encore l’important rappel fait à l’arrêt du 23 avril 2012 de la Cour du travail de Bruxelles (cité). Cette décision avait considéré que le débiteur (dont il convient de s’assurer qu’il n’a pas eu recours à des manœuvres dilatoires cependant) peut, dans le cadre de l’organisation de sa défense, ne pas prendre d’initiative pour faire avancer la procédure. C’est l’organisme qui poursuit le recouvrement des cotisations qui doit faire preuve de diligence.


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