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Interruption de la prescription en cas d’indu dans le secteur chômage : la Cour du travail de Liège saisit la Cour constitutionnelle

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 26 avril 2019, R.G. 2017/AL/598 et 2017/AL/599

Mis en ligne le vendredi 15 novembre 2019


Cour du travail de Liège (division Liège), 26 avril 2019, R.G. 2017/AL/598 et 2017/AL/599

Terra Laboris

Dans un arrêt du 26 avril 2019, la Cour du travail de Liège (division Liège), ayant constaté une possible discrimination dans le secteur chômage sur le plan des modes d’interruption de la prescription (une lettre ordinaire suffisant) par rapport aux autres secteurs de la sécurité sociale (qui exigent une lettre recommandée), pose à la Cour constitutionnelle la question d’une violation possible des articles 10 et 11 de la Constitution.

Le litige

La cour rend un second arrêt en cette affaire, ayant déjà statué le 15 juin 2018 pour ce qui est de la confirmation d’une décision prise par l’ONEm le 8 août 2014 à l’encontre de l’appelant. Celui-ci a été exclu des allocations de chômage pendant une période de plus de 5 ans (février 2008 – mai 2013), au motif qu’il aurait exercé une activité incompatible avec les allocations, s’agissant à la fois d’une activité pour compte personnel et pour compte de tiers. Il a été sanctionné pour une période de 27 semaines et l’ONEm a ordonné la récupération de l’indu.

La cour a confirmé cette décision. Elle a cependant ordonné la réouverture des débats sur la question de la prescription. Il s’agit, pour l’Office, de verser au dossier l’acte interruptif de prescription afin de déterminer l’indu.

L’arrêt rendu le 26 avril 2019 porte donc sur ce seul point, étant le calcul de l’indu en fonction des règles applicables conformément à l’article 7, § 13, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs.

La position des parties

L’appelant invoque l’autorité de la chose jugée de l’arrêt du 15 juin 2018, qui a invité l’ONEm à produire l’acte interruptif de prescription. Aucun acte n’ayant été déposé, il estime qu’aucune récupération ne peut être mise à sa charge, la dette d’indu étant prescrite en totalité.

Pour ce qui est de l’ONEm, il considère que l’objet de la réouverture des débats est de déterminer le montant de l’indu. L’Office rappelle la distinction entre la prise de cours de la décision administrative (avec le problème de preuve lié à sa notification) et la notion de prescription (avec les causes d’interruption). Il considère que l’envoi recommandé d’une décision ne constitue pas une condition de sa validité et, pour ce qui est de la prescription, il estime qu’il n’y a pas lieu de confondre l’interruption de la prescription avec l’exercice du droit lui-même.

La décision de la cour

Le délai prévu à l’article 7, § 13, alinéa 2, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs est de 3 ans. Il est porté à 5 ans lorsque l’indu résulte de la fraude ou du dol.

Pour ce qui est de l’interruption de la prescription, le même texte prévoit qu’elle peut être interrompue selon les dispositions du Code civil et, en outre, par lettre recommandée à la poste. La Charte de l’assuré social prévoit à propos de la notification d’une décision qu’elle se fait par lettre ordinaire ou par la remise d’un écrit, sans préjudice des dispositions légales ou réglementaires particulières. Son alinéa 2 prévoit en outre que le Roi peut déterminer les cas dans lesquels cette notification doit se faire par lettre recommandée. L’article 146, alinéa 4, de l’arrêté royal vise la lettre ordinaire.

La Cour de cassation a précisé dans divers arrêts (dont Cass., 22 mars 2010, n° S.09.0084.F) qu’une distinction doit être opérée entre le délai dans lequel la décision de recouvrement doit être adoptée et celui dans lequel elle doit être mise à exécution. Le délai de prescription de 3 ans (ou de 5 ans) concerne la décision ordonnant la répétition des allocations de chômage payées indûment. L’action de l’Office en récupération de cet indu n’est pas soumise à un délai spécifique de prescription, de telle sorte qu’il faut renvoyer à l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, du Code civil.

Par ailleurs, saisie d’une question préjudicielle portant sur l’éventuelle discrimination qui résulterait d’un délai de récupération plus long que le délai de recouvrement, la Cour constitutionnelle a répondu par la négative (C. const., 14 mai 2009, n° 83/2009). Un second arrêt est intervenu assez rapidement (C. const., 20 octobre 2009, n° 162/2009) dans le même sens.

L’enseignement de la jurisprudence des hautes cours est dès lors, pour la cour du travail, que, au regard de l’application des règles de prescription, il faut distinguer la décision de procéder à la récupération (soumise au délai de prescription de 3 ou 5 ans) et l’action en vue de l’exécution de cette décision (soumise, quel que soit le régime de sécurité sociale, au délai décennal de l’article 2262bis du Code civil).

Revenant à l’espèce elle-même, la cour du travail constate que le litige ne porte pas sur le double délai de prescription de l’article 7, § 13, alinéas 2 et 4, de l’arrêté-loi, mais sur la manière dont chacun de ceux-ci peut être interrompu. La cour rappelle que l’article 16, alinéa 2, de la Charte confie au Roi le soin de déterminer les cas dans lesquels la notification doit se faire par lettre recommandée à la poste. Il s’agit d’un mode simplifié d’interruption, évitant l’introduction d’une action ou la signification d’un commandement de payer. Ce mode est commun à tous les régimes de sécurité sociale dans le cadre de la récupération à charge des assurés sociaux en cas d’indu.

La cour passe en revue diverses législations (accidents du travail, maladies professionnelles, A.M.I., allocations familiales et pensions) qui exigent la voie recommandée et conclut que la recommandation postale de la décision de mise en indu des prestations joue en définitive le même rôle que celui d’un commandement, d’une saisie ou d’une citation en justice. Il s’agit d’une interruption civile de la prescription par la sommation qui est faite au débiteur de rembourser ce qu’il a indûment perçu. La cour rappelle également la loi du 23 mai 2013, qui a introduit ce mode d’interruption civile dans la prescription des dettes de droit commun à l’article 2244, § 2, du Code civil. Pour la cour, la question est en définitive de savoir si l’ONEm, qui dispose du privilège du préalable, peut – du moins s’il entend interrompre le délai de prescription, qui est d’ordre public – s’affranchir de cette formalité simplifiée alors que ce mode d’interruption est généralisé dans l’ensemble des régimes de prescription des divers secteurs de la sécurité sociale.

La cour du travail pose dès lors deux questions à la Cour constitutionnelle, relatives à l’article 7, § 13, alinéas 2, 3 et 4, de l’arrêté royal du 28 décembre 1944, en ce qu’il créerait une différence de traitement contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, dans la mesure où il n’impose pas à l’ONEm de soumettre à la recommandation postale la notification de la décision de procéder à la récupération des allocations indues, et ce notamment en comparant cette situation, propre au secteur chômage, avec celle de l’assuré social qui se voit réclamer le remboursement d’un indu dans les autres secteurs (A.M.I., pensions, revenu garanti aux personnes âgées, accidents du travail, maladies professionnelles, ou encore allocations familiales).

Intérêt de la décision

La Cour du travail de Liège a très judicieusement décidé de saisir la Cour constitutionnelle de la question qui lui était posée, ayant procédé à un examen méticuleux des modes d’interruption dans les autres matières de sécurité sociale. Elle renvoie ainsi à l’article 70 de la loi du 10 avril 1971 (accidents du travail), à l’article 44, § 3, des lois coordonnées le 3 juin 1970 (maladies professionnelles), à l’article 174, 6°, 2e alinéa, de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 (A.M.I.), à l’article 120bis, alinéa 2, des lois coordonnées le 19 décembre 1939 (allocations familiales) et à l’article 21, § 4, de la loi du 13 juillet 1966 (pensions), qui prévoient tous et de manière expresse que l’interruption doit intervenir par une lettre recommandée à la poste.

La situation du bénéficiaire de prestations de chômage indues peut, en conséquence, faire l’objet d’une différence de traitement contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Affaire à suivre donc…


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