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Travailleurs frontaliers et liens de rattachement avec le marché du travail de l’État d’activité

Commentaire de C.J.U.E., 10 juillet 2019, Aff. n° C-410/18 (AUBRIET c/ MINISTRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE)

Mis en ligne le vendredi 27 décembre 2019


Cour de Justice de l’Union européenne, 10 juillet 2019, Aff. n° C-410/18 (AUBRIET c/ MINISTRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 10 juillet 2019, la Cour de justice prolonge sa jurisprudence relative aux aides financières pour études supérieures demandées dans le cadre du Règlement n° 492/2011, ces aides aux études constituant un avantage social au sens de celui-ci.

Les faits

Le fils d’un travailleur frontalier (domicilié en France et travaillant au Grand-Duché de Luxembourg) entreprend des études supérieures à Strasbourg. Il sollicite auprès du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche luxembourgeois l’octroi d’une aide financière, qui lui sera refusée.

Son père a travaillé comme frontalier (salarié) pendant diverses périodes au Luxembourg depuis octobre 1991 (dix ans dans un premier temps, période suivie de six mois de chômage, avec une nouvelle occupation pendant six ans, puis retour en France où une activité a été exercée pendant cinq ans et retour au Luxembourg où il a presté pendant près de deux ans, après quoi il a été licencié pour cause économique et mis au chômage).

Vu cette situation, le ministère rejette la demande d’aide financière, au motif que le père n’a pas exercé au Luxembourg une activité professionnelle pendant au moins cinq ans sur la période de référence de sept ans, calculée rétroactivement à dater de l’introduction de la demande.

Un recours est introduit devant le Tribunal administratif en 2015, recours tenu en suspens vu qu’était pendante à cette époque une affaire BRAGANÇA LINARES VERRUGA e.a. c/ MINISTRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE, affaire ayant été jugée par arrêt du 14 décembre 2016 (C-238/15).

Entre-temps, le fils a été engagé par un employeur luxembourgeois auprès duquel il avait effectué des stages pendant ses études, ayant cependant continué de résider en France. Son père a retrouvé un travail salarié au Luxembourg.

Le juge national a, en conséquence, décidé de poser à la Cour de Justice une question préjudicielle. Elle porte sur le point de savoir si la condition imposée par la loi nationale aux étudiants qui ne résident pas au Grand-Duché de Luxembourg, à l’exclusion de la prise en compte de tout autre critère de rattachement, à savoir d’être des enfants de travailleurs ayant été employés ou ayant exercé leur activité au Luxembourg pendant une durée d’au moins cinq ans au cours d’une période de référence de sept ans à compter à la date de la demande est nécessaire afin d’atteindre l’objectif avancé par le législateur luxembourgeois, à savoir de chercher à encourager l’augmentation de la proportion des personnes titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur.

La décision de la Cour

La cour fait une observation liminaire, relevant que sur le plan formel, le tribunal luxembourgeois ne l’interroge pas sur l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union mais lui demande de prendre position sur le caractère « nécessaire » d’une condition de la loi nationale, en des termes qui posent le principe de proportionnalité du droit de l’Union.
Elle précise que cette circonstance ne fait cependant pas obstacle à ce qu’elle fournisse tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union pouvant être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, et ce même si la juridiction nationale n’y a pas fait référence dans l’énoncé de ses questions.

Elle relève ensuite que la question posée s’inscrit dans le prolongement non seulement de l’arrêt BRAGANÇA LINARES VERRUGA (dont question ci-dessus) mais également d’une décision antérieure (C.J.U.E., 20 juin 2013, n° C-20/12, GIERSCH e. a. c/ ÉTAT DU GRAND-DUCHÉ DE LUXEMBOURG).
La question posée renvoyant cependant aux règles relatives à la libre circulation des travailleurs, la cour précise qu’il faut comprendre la question à la lumière de l’article 45 TFUE et de l’article 7, § 2 du Règlement n° 492/11 (Règlement n° 492/2011 du Parlement Européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union).

Cette disposition prévoit en effet que le travailleur ressortissant d’un État membre bénéficie sur le territoire des autres États des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les nationaux. Cette disposition bénéficie tant aux migrants résidant dans un État membre d’accueil qu’aux frontaliers qui exercent leur activité dans cet État mais résident dans un autre.

Sur le champ d’application du règlement, la Cour rappelle que, dans les deux arrêts rendus précédemment sur la question, elle a jugé qu’une aide accordée pour l’entretien et pour la formation en vue de la poursuite d’études universitaires sanctionnées par une qualification professionnelle constitue pour le travailleur migrant un avantage social au sens de la disposition en cause.

Vu l’interdiction de discrimination (directe et indirecte) eu égard au principe d’égalité de traitement garanti par l’article 45 TFUE et cette disposition du Règlement n° 492/2011, il y a lieu d’examiner la législation nationale et sa conformité aux règles de l’Union.

Pour ce qui est de la question précise de la durée de travail minimale de cinq ans à dater de la demande, la Cour rappelle que pour les travailleurs migrants et frontaliers, le fait d’avoir accédé au marché du travail d’un État membre crée, en principe, le lien d’intégration suffisant dans la société de cet État, leur permettant d’y bénéficier du principe d’égalité de traitement par rapport aux travailleurs nationaux quant aux avantages sociaux (la Cour renvoie ici également à son arrêt du 20 juin 2013, n° C-542/09, COMMISSION c/ PAYS-BAS).

Elle rappelle que le lien d’intégration avec l’État en cause résulte notamment du fait de la contribution par les travailleurs au financement des politiques sociales de celui-ci vu les contributions fiscales et sociales payées eu égard à l’activité salariée exercée. Ces travailleurs doivent en conséquence pouvoir profiter de ces politiques dans les mêmes conditions que les nationaux.

La condition posée par la législation luxembourgeoise quant à la durée minimale du travail dans l’État d’accueil est propre à réaliser l’objectif visant à promouvoir la poursuite d’études supérieures et à augmenter de manière significative la proportion de titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur.

Cependant se pose la question de l’exigence de cette durée minimale du travail dans la période de référence de sept ans précédant la demande, la Cour se posant la question de savoir si celle-ci ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif recherché.

Elle relève que, pour l’État luxembourgeois, cette période de référence (plus longue de deux ans par rapport à la durée minimale de travail) permet de prendre en compte les brèves interruptions de travail des parents frontaliers et que, en cas d’interruptions plus importantes, le lien de rattachement peut être considéré comme rompu, faisant perdre à cet État l’intérêt d’octroyer une aide à ces étudiants. En l’espèce, le père a connu une période d’interruption de travail de près de cinq ans.

La Cour relève cependant que le bénéfice de l’aide financière a été rejeté alors même que le père avait été occupé de manière stable dans les années précédant la demande par son fils, ayant d’ailleurs travaillé pendant une période largement supérieure à la durée minimale de cinq ans. Le père a en outre été contribuable au Luxembourg et il a cotisé au régime de sécurité sociale pendant plus de dix-sept ans pendant les vingt-trois années qui ont précédé la demande.

Il ressort de la situation du père que la prise en compte de la seule activité exercée pendant cette période de référence de sept ans ne suffit pas, pour la Cour, pour apprécier de manière complète l’importance des liens de ce travailleur frontalier avec le marché du travail luxembourgeois. Il y a, en conséquence, non-conformité de la législation luxembourgeoise aux principes de l’Union.

La Cour conclut que l’article 45 TFUE et l’article 7, § 2 du Règlement n° 492/2011 s’opposent à la législation luxembourgeoise, qui subordonne l’octroi de l’aide financière pour études supérieures aux étudiants non-résidents à la condition que, à la date de la demande d’aide financière, l’un des parents ait été employé ou ait exercé une activité dans cet État pendant une période d’au moins de cinq ans sur une période de référence de sept ans calculée rétroactivement à la date de la demande d’aide. Les conditions posées ne permettent en effet pas d’appréhender de manière suffisamment large l’existence d’un éventuel lien de rattachement suffisant avec le marché du travail de cet État.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour de Justice est le troisième rendu sur la question, la Cour s’inspirant très régulièrement dans ses motifs des principes déjà dégagés dans les deux décisions précédentes, étant l’arrêt GIERSCH e. a. du 20 juin 2013 et l’arrêt BRAGANÇA LINARES VERRUGA e. a. du 14 décembre 2016.

Ce dernier a été précédemment commenté et nous avions relevé à propos de celui-ci que, tout en n’entrant pas dans le champ d’application du règlement de coordination (vu qu’il ne s’agit pas d’une prestation liée à des contributions obligatoires dans les régimes de sécurité sociale), l’aide aux études a été admise comme étant un avantage social au sens de l’article 7, § 2 du Règlement n° 492/2011. Des conditions ne peuvent dès lors être mises par les États, pour l’octroi de cet avantage, qui seraient contraires avec le droit à l’égalité de traitement.

Il est à noter, dans la présente espèce, qu’une activité salariée a été exercée pendant une longue période par le père, travailleur frontalier mais, précisément, que celle-ci ne répond pas à la condition de la période de référence exigée par le droit luxembourgeois. Le gouvernement luxembourgeois faisait valoir que celle-ci permet de tenir compte de brèves interruptions de travail et que, en cas d’interruptions plus importantes, le lien de rattachement pourrait être perdu. La Cour de justice a rejeté cette manière de voir, concluant que la condition posée relative à la période de référence ne permet pas d’appréhender de manière suffisamment large l’existence du lien de rattachement suffisant avec le marché du travail luxembourgeois.


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