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Maladie professionnelle : l’exposition au risque professionnel doit faire l’objet d’une approche collective et individualisée

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 28 juin 2019, R.G. 2018/AL/224

Mis en ligne le vendredi 7 février 2020


Cour du travail de Liège (division Liège), 28 juin 2019, R.G. 2018/AL/224

Terra Laboris

Dans un arrêt du 28 juin 2019, la Cour du travail de Liège (division Liège) renvoie à une abondante jurisprudence récente en ce qui concerne la double approche du critère d’exposition au risque professionnel, approche à la fois collective (groupe professionnel concerné) et individuelle (incidence sur l’organisme ou le psychisme de la victime en fonction de ses caractéristiques propres).

Les faits

Deux demandes de reconnaissance de maladie professionnelle auprès du Fonds des Maladies Professionnelles (actuellement FEDRIS) ont été introduites par une travailleuse salariée.

La première concerne l’indemnisation d’une pathologie tendineuse, qui est une maladie de la liste. Pour celle-ci, le Fonds a retenu l’existence de la pathologie, mais n’a admis que la prise en charge des soins de santé, sans I.P.P. Suite à un recours introduit devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), celle-ci a été reconnue, pour 4% (2% d’incapacité permanente et 2% de facteurs socio-économiques). Cette décision n’est pas litigieuse.

La seconde demande concerne un syndrome du canal carpien, également dans la liste. Pour celui-ci, le Fonds a opposé un refus, considérant qu’il n’y avait pas exposition au risque professionnel.

Cette conclusion a été entérinée par le tribunal et l’intéressée interjette appel.

La position des parties devant la cour

L’appelante persiste à soutenir qu’il y a eu une exposition professionnelle significative au risque de contracter un syndrome du canal carpien : elle a été technicienne de surface, aide-soignante et aide familiale en maison de repos ainsi qu’en soins à domicile, successivement. Son métier l’a amenée à effectuer des tâches ménagères lourdes et à prodiguer des soins à des personnes âgées (avec obligation de les déplacer de manière régulière, pour faire leur toilette, etc.). Elle fait grief à l’ingénieur de FEDRIS d’avoir examiné la situation de manière théorique alors qu’il fallait que l’enquête soit individualisée, d’autant qu’elle a donné un descriptif très précis et détaillé de ses tâches.

Pour FEDRIS, les conditions de l’article 32, alinéa 2, des lois coordonnées ne sont pas remplies. L’Agence souligne en outre que, pendant une partie importante de sa carrière, l’intéressée a travaillé à temps partiel et que, suite à l’examen des gestes posés dans l’exercice de la fonction d’aide-soignante, il n’est pas relevé de mouvements de pronation et de supination (mouvements de l’articulation du coude entraînant une rotation de la main) de manière répétée. En outre, FEDRIS laisse entendre que l’origine de la maladie pourrait être d’ordre privé, argument qui, s’il n’est plus soutenu expressément en degré d’appel, continue à se retrouver dans les éléments du dossier (ainsi que le relève la cour).

La décision de la cour

La cour reprend, dans un premier temps, le rappel chronologique des faits, étant le déroulement de la carrière de l’intéressée, ainsi que l’exposé détaillé de ses prestations, tel qu’elle l’a déposé dans un document qui figure au dossier.

Le rapport de l’expert judiciaire rendu dans le cadre de l’instruction de la première demande donne également un éclairage sur certains aspects du dossier, notamment des interventions chirurgicales, et il mentionne en outre une visite aux urgences en 2014 suite à des travaux privés intensifs. Il semblerait que l’intéressée ait rentré cinq tonnes de cailloux à pelleter…, et ce à une époque à laquelle le processus pathologique avait déjà largement été entamé. Une nouvelle intervention chirurgicale a été pratiquée fin 2014, ce qui a justifié l’introduction de la demande d’indemnisation très rapidement.

Sur le plan des règles applicables, la cour reprend l’article 32, alinéa 1er, des lois coordonnées, qui définit les conditions de l’exposition au risque professionnel, étant que la réparation interviendra si la personne a été, pendant tout ou partie de la période au cours de laquelle elle appartenait à une des catégories de personnes couvertes par la loi, exposée à un risque professionnel. Celui-ci existe lorsque l’exposition à l’influence nocive est inhérente à l’exercice de la profession et est nettement plus grande que celle subie par la population en général, et dans la mesure où cette exposition constitue, dans les groupes de personnes exposées, selon les connaissances médicales généralement admises, la cause prépondérante de la maladie.

La cour reprend la discussion telle que développée par les deux parties, en ce qui concerne la référence à une exposition nettement plus grande que celle subie par la population en général, appréciation qui devrait, pour FEDRIS, intervenir exclusivement de manière collective et abstraite, sur la base d’études épidémiologiques ayant mis en évidence une corrélation statistique entre une exposition suffisante et une influence nocive spécifique et la prévalence de la maladie.

Pour la cour, le texte légal n’impose aucune méthode – collective/individuelle, quantitative/qualitative – de l’appréciation de la notion d’exposition. Seuls sont définis de façon très générale les trois critères légaux.

Renvoyant à une abondante jurisprudence (inédite), la cour rencontre la position de FEDRIS (selon laquelle l’appréciation individuelle de l’exposition serait « contra legem »), jurisprudence émanant des trois cours francophones, qui ont toutes rappelé, dans de nombreux arrêts récents, la nécessité d’une approche individualisée. Pour la cour, le critère de l’exposition doit faire l’objet d’une double approche, à la fois collective (pour que soit vérifié si les critères de l’article 32, alinéa 2, sont réunis ou non dans le groupe professionnel concerné) et individuelle (pour que soit appréciée l’incidence sur la victime de l’exposition subie dans l’exercice concret des gestes, mouvements, postures et comportements qu’implique l’accomplissement de la profession).

La cour reprend également un arrêt de la Cour du travail de Liège du 18 avril 2016 (C. trav. Liège, div. Liège, 18 avril 2016, R.G. 2015/AL/340), qui a notamment souligné que le risque de contracter la maladie du fait de l’exposition à des agents ou des conditions de travail bien définies doit s’apprécier en fonction des caractéristiques propres à chaque agent (renvoyant ici à la doctrine de S. REMOUCHAMPS, « La preuve en accident du travail et en maladie professionnelle », R.D.S., 2013, p. 493). C’est l’individualisation du risque.

La cour examine ensuite l’article 962 du Code judiciaire, relatif au recours à l’expertise, qui a donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation du 15 juin 2012 (Cass., 15 juin 2012, n° C.11.0682.F), selon lequel le juge ne peut refuser toute expertise ou mesure d’instruction alternative en présence d’éléments vraisemblables, sous peine de méconnaître le droit du demandeur d’apporter la preuve des faits qu’il allègue.

Après avoir encore rappelé le principe de la collaboration des parties à l’administration de la preuve, la cour conclut à la nécessité du recours à cette mesure d’instruction : en effet, la demanderesse originaire apporte à tout le moins un commencement de preuve d’une part de ce qu’elle est atteinte de la maladie et d’autre part de ce qu’elle a été exposée au risque professionnel de celle-ci.

La cour confie à l’expert une mission particulière, eu égard aux éléments du dossier. Elle invite également celui-ci à se prononcer sur la question de savoir si les travaux de pelletage effectués par l’intéressée en août 2014 ont pu contribuer à l’aggravation des séquelles de la pathologie.

Intérêt de la décision

Ainsi que le relève cet arrêt de la cour du travail de Liège du 28 juin 2019, la question de l’exposition au risque professionnel a suscité des débats, pour ce qui est de l’approche du critère d’exposition, collective ou individuelle.

Les références citées dans l’arrêt sont nombreuses et, comme le rappelle la cour, elles émanent des trois cours du travail francophones du pays.

La cour renvoie également à la doctrine sur la notion de l’individualisation du risque et, plus particulièrement en jurisprudence, à une décision de la Cour du travail de Mons du 27 janvier 2016 (C. trav. Mons, 27 janvier 2016, R.G. 2015/AM/79). S’agissant de maladie ostéo-articulaire provoquée par des vibrations mécaniques, la cour a précisé que l’exposition s’apprécie en fonction de divers critères : la fréquence et la direction des vibrations, le niveau d’accélération, la durée d’exposition quotidienne, les intervalles de repos, la durée totale de l’exposition, en tenant compte des particularités de la constitution personnelle du patient, tels une faiblesse congénitale, un état antérieur fragilisé, etc.

Pour d’autres maladies, les critères sont bien entendu à adapter en ce qui concerne l’aspect professionnel de l’exposition (conditions de travail, effets du risque professionnel), mais la référence à la constitution de la personne est à prendre en compte de la même manière.


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