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Requalification du contrat d’entreprise en contrat de travail : l’employeur peut-il réclamer la TVA payée en exécution du contrat initial ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 juin 2019, R.G. 2014/AB/609

Mis en ligne le vendredi 21 février 2020


Cour du travail de Bruxelles, 4 juin 2019, R.G. 2014/AB/609

Terra Laboris

Par arrêt du 4 juin 2019, la Cour du travail de Bruxelles, statuant sur les conséquences pécuniaires d’une requalification d’un contrat d’entreprise en contrat de travail, règle en outre une question bien particulière, la société employeur ayant formé une demande reconventionnelle en vue d’obtenir le remboursement de la TVA payée suite aux factures de prestations remises mensuellement.

Les faits

Une employée a été engagée en 1994 en tant que dessinatrice industrielle. Le contrat, initialement d’une durée déterminée (à temps partiel), prévoyait une facturation à l’heure, majorée de la TVA.

Un échange de correspondance est intervenu à partir de 1998, l’intéressée informant la société d’une augmentation de la « base horaire » de ses prestations. Il fut alors décidé par la société de résilier la convention, suite à quoi un accord intervint quand même.

Dans la foulée, l’intéressée exprima son souhait d’être assimilée à une employée (souhait réitéré), considérant que le temps de travail presté dans les locaux, du lundi au vendredi, de 8h30 à 18h30, était un élément important. Un refus fut opposé par la société, qui envisagea alors une « rectification » du contrat (limitation des prestations) ainsi que des modalités d’exécution (facturation, gestion des heures creuses, congés). L’intéressée fit valoir en réponse qu’elle ne disposait pas d’autres revenus et devait dès lors se plier aux nouvelles instructions reçues.

Elle dut constater, quelque temps après, que la réduction de l’horaire de travail et la diminution sensible de ses revenus ne pouvaient lui permettre de poursuivre la relation de travail. Elle signalait néanmoins rester à disposition pour la réalisation de travaux, dans des conditions à convenir. Des discussions intervinrent, la société contestant la possibilité pour la dessinatrice de mettre fin au contrat sur le champ. Elle accepta, cependant, d’en « rester là » et régla la dernière facture.

Par la suite, l’O.N.S.S. décida de requalifier le contrat d’entreprise en un contrat de travail salarié. La société paya alors sous toutes réserves les cotisations réclamées et contesta devant le Tribunal du travail de Bruxelles. Celui-ci considéra, dans un jugement du 28 septembre 2001, qu’il n’y avait pas contrat de travail, décision qui fut réformée par un arrêt de la Cour du travail du 9 septembre 2004. La Cour de cassation rejeta un pourvoi de la société par arrêt du 12 juin 2006 (inédit).

L’intéressée avait entre-temps assigné en paiement d’heures supplémentaires, de pécules de vacances et de primes de fin d’année.

Les jugements

Le tribunal rendit un premier jugement le 7 avril 2011, ordonnant à la société de déposer des pièces justificatives.

Par un second jugement du 27 décembre 2011, le tribunal se livra à un examen minutieux des pièces déposées mais dut ordonner une nouvelle réouverture des débats.

La société mit alors à la cause son secrétariat social, en déclaration de jugement commun.

L’employée interjeta appel par requête du 12 juin 2014. Elle fixe, dans ses écrits de procédure, les montants réclamés au titre de primes de fin d’année, d’heures supplémentaires, ainsi que de pécules (à majorer des intérêts) et sollicite la condamnation de la société à faire rectifier le décompte et les erreurs commises par son secrétariat social.

La décision de la cour

La cour statue sur la question des montants réclamés, s’agissant des années 1995, 1996 et 1997, montants qui ne sont, à ce stade, plus contestés par la société.

La société sollicitant qu’en soient déduits des montants versés à l’époque, en contrepartie des heures prestées, la cour se refuse à cette déduction. Elle rappelle que la prime de fin d’année est une prime accordée en plus de la rémunération et qu’elle ne doit pas se confondre avec la rémunération « normale » de la prestation de travail. De même pour le sursalaire, puisque seul est ici réclamé le supplément prévu par la loi du 16 mars 1971 et, de même encore pour le pécule de vacances, aucune rémunération des journées de vacances (qui correspondrait au simple pécule) n’étant intervenue ni, a fortiori, pour le double pécule.

Ces montants ne peuvent dès lors venir en déduction des montants payés à un autre titre.

La cour ajoute que les cotisations de sécurité sociale devront être versées sur les montants bruts faisant l’objet de la condamnation.

Par ailleurs, elle fait des développements importants sur la question des intérêts (les périodes visées étant les années 1995, 1996 et 1997 et la cour tranchant en 2019, soit plus de 20 ans après). Elle rappelle que les intérêts sont dus au taux légal de plein droit à dater de l’exigibilité des arriérés de rémunération et des primes et admet une date moyenne fixée par l’employée au 1er janvier 1997. Pour les pécules de vacances, qui sont exclus de la notion de rémunération au sens de la loi du 12 avril 1965, les intérêts ne sont dus qu’à dater de la citation introductive.

Pour ce qui est de l’éventualité de la suspension des intérêts, pour la cour, la prononciation tardive de la décision judiciaire n’est pas due à la négligence de l’employée.

Par ailleurs, la demande de capitalisation des intérêts réunit les conditions de l’article 1154 du Code civil depuis avril 2016 et elle est accordée à partir de cette date.

Sur l’assiette de calcul de ces intérêts, que la société demande à fixer sur les montants nets (et non bruts), la cour fait partiellement droit à cette argumentation, opérant une distinction entre deux périodes, vu l’entrée en vigueur du nouvel article 10 de la loi du 12 avril 1965 modifiée par la loi du 26 juin 2002 relative aux fermetures d’entreprises, en date du 1er juillet 2005. Pour la période antérieure, les intérêts sont dus sur le net et, pour la période à partir du 1er juillet 2005, ils doivent être calculés sur le brut. La cour rappelle plusieurs décisions intervenues et, notamment, deux arrêts de la Cour de cassation (Cass., 11 février 2008, n° S.07.0053.N et Cass., 1er décembre 2008, n° S.07.0116.N).

La cour tranche encore la question du droit de l’intéressée à la prime de fin d’année pour l’année de la rupture. Constatant que c’est l’employée qui est l’auteur de celle-ci, la prime n’est, conformément aux règles du secteur, pas due au prorata des prestations en cours de celle-ci (CP 2018).

Reste un point important, la société ayant formé une demande reconventionnelle visant à obtenir la condamnation de l’employée à lui restituer le montant de la TVA payée pendant la période contractuelle (majoré des intérêts).

La cour rappelle la nature de la TVA, qui est une taxe à la consommation acquittée par paiements fractionnés par l’intermédiaire (la cour souligne) d’un assujetti. Vu la requalification de la relation de travail, l’employée est censée n’avoir jamais été assujettie et ne pouvait réclamer à la société une TVA sur le montant facturé pour ses services.

Or, ces montants ont été versés à l’administration fiscale et la société est elle-même assujettie à la TVA, ayant ainsi pu de son côté déduire intégralement celle-ci.

L’opération a dès lors été fiscalement neutre pour les deux parties : elle n’a constitué in fine ni un appauvrissement dans le chef de la société ni un enrichissement dans celui de l’employée. A supposer que celle-ci soit condamnée à payer à la société le montant de la TVA versé, la cour conclut à l’existence d’un transfert de patrimoine sans cause, étant un enrichissement sans cause, vu la déduction opérée.

Intérêt de la décision

Les effets de la requalification d’un contrat d’entreprise en un contrat de travail ne sont pas toujours clairs.

La cour a procédé, suite à l’absence de contestation de la requalification décidée par l’O.N.S.S., à l’examen des décomptes entre parties comme si l’intéressée avait, dès le début, eu droit aux avantages légaux et sectoriels. L’on notera que celle-ci a assigné la société dans le délai de cinq ans après la rupture des relations de travail.

Plus aucune contestation ne semblant subsister sur les montants dus, la cour était cependant saisie d’une question délicate – et assez rare apparemment : la réclamation par l’employeur de la TVA payée à l’employée en exécution de la convention conclue.

La conclusion de la cour est évidente et limpide : cette opération était fiscalement neutre pour la société, dans la mesure où elle a pu en son temps déduire la TVA. En outre, une condamnation qui serait prononcée à charge de l’employée constituerait un enrichissement sans cause.


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