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Dommages et intérêts pour non-fourniture du travail convenu : cas d’application dans le secteur des titres-services

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 14 juin 2019, R.G. 18/336/A

Mis en ligne le vendredi 12 juin 2020


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 14 juin 2019, R.G. 18/336/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 14 juin 2019, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles conclut qu’en cas de non-prestation d’une aide-ménagère, suite à une décision unilatérale de l’employeur, celle-ci est autorisée à réclamer la réparation de son préjudice, cette réparation pouvant constituer en paiement de rémunération ou de dommages et intérêts.

Les faits

Une travailleuse, engagée dans le cadre de titres-services, introduit une procédure devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, après son licenciement pour motif grave. Dans le cadre de celle-ci, elle demande des dommages et intérêts correspondant à des heures non prestées en raison d’absence d’utilisateurs (la question du motif grave ainsi que du licenciement manifestement déraisonnable a fait l’objet d’un commentaire séparé).

La décision du tribunal

Le tribunal examine ce chef de demande, eu égard à l’obligation pour l’employeur de fournir le travail convenu.

1.
Il s’attache à un long rappel des principes, sur la question, reprenant en premier lieu l’arrêt de la Cour de cassation du 3 avril 1978 (Cass., 3 avril 1978, n° 2.064), qui a posé le principe selon lequel la rémunération constitue la contrepartie du travail effectué en exécution du contrat de travail, le travailleur n’ayant pas droit à sa rémunération (sauf dispositions dérogatoires) pour la période pendant laquelle il n’a pas travaillé, même du fait de l’employeur. L’obligation de faire travailler dans les conditions, au temps et au lieu convenus, figure dans la loi du 3 juillet 1978 (article 20, 1°). Il renvoie encore à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 21 mars 2016, selon lequel il s’agit d’une obligation de résultat.

Dès lors que le travailleur est empêché de travailler, et ce du fait fautif de l’employeur, il peut réclamer l’indemnisation de son préjudice, celle-ci pouvant éventuellement intervenir sous le forme de paiement de la rémunération.

Peu importe en effet la qualification de la demande de réparation du préjudice, qu’il s’agisse de rémunération ou d’indemnité. Renvoyant à la contribution de Laura MERODIO sur la question (L. MERODIO, « Le contrat de travail titres-services », Droit du travail tous azimuts, sous la direction de H. MORMONT, C.U.P., Liège, 9 décembre 2016, Larcier, 2016, p. 624), le tribunal rappelle que, dans ce secteur, pour le calcul tant des limites minimales et maximales du temps de travail que de la rémunération, la durée du travail ne correspond pas nécessairement au nombre d’heures donnant droit à l’octroi de ces titres-services. En cas de non-prestation (absence imprévue de l’utilisateur par exemple), il n’y a pas de remise du titre, mais le travailleur doit percevoir son salaire (l’utilisateur pouvant être amené à dédommager l’entreprise). Le travailleur est en effet à la disposition de son employeur.

L’employeur doit dès lors, en cas de manque de travail, recourir au chômage temporaire, question réglementée, dans le secteur en cause (C.P. n° 322.01), par la C.C.T. du 7 mai 2014. Cette solution n’est pas applicable dans tous les cas mais, dans l’hypothèse d’absence du client (absence imprévue), le travailleur ne peut être contraint de prendre un congé rémunéré (ou non). La rémunération étant due, il s’agit d’une disposition légale qui s’écarte du principe selon lequel, en cas de non-fourniture du travail, le travailleur ne peut prétendre à de la rémunération (la C.C.T. ayant été rendue obligatoire par arrêté royal du 8 janvier 2015).

Enfin, pour ce qui est du silence du travailleur pendant la période de l’exécution du contrat, le tribunal rappelle la règle sur la question : la renonciation à un droit ne se présume pas et ne peut se déduire que de faits qui ne peuvent être susceptibles d’une autre interprétation.

2.
En l’espèce, il constate que le contrat de travail fait état d’une durée hebdomadaire de 34 heures, portée par la suite à 38 heures. L’horaire est variable, le régime de travail devant être compris comme calculé sur 4 semaines. En l’espèce, le temps de travail moyen a été bien inférieur à celui contractuellement convenu. Il s’agit d’un manquement de l’employeur. Celui-ci n’établissant pas une cause étrangère libératoire au sens de l’article 1147 du Code civil, non plus que la réduction du travail résultait d’un accord avec la travailleuse (accord qui ne peut être tacite ni résulter du silence de celle-ci), la société – à défaut d’avoir recouru au chômage temporaire pour manque de travail – a manqué à l’exécution de bonne foi des conventions. Les mentions répétées des fiches de paie sont par ailleurs erronées, l’employeur ayant tenté unilatéralement de réduire le volume du travail convenu. Le tribunal en veut encore pour preuve que le comportement fautif s’est prolongé à la rupture, la société reprenant sur le document C4 une durée hebdomadaire moyenne de travail inférieure, ce qui confirme dès lors sa volonté de ne pas respecter le volume de travail convenu sur 4 semaines.

Le comportement retenu a entraîné un dommage, qui consiste dans le non-paiement de la rémunération pour les heures contractuellement prévues, mais non prestées. Reste dès lors dû un montant supérieur à 10.000 euros bruts, au titre de dommages et intérêts du chef de non-fourniture du travail convenu, montant que le tribunal majore des intérêts légaux depuis les différentes dates d’exigibilité.

Un dernier poste est relatif aux dommages et intérêts pour non-travail, étant une indemnité pour les heures non prestées en raison de l’absence d’utilisateurs. Pour le tribunal, les principes dégagés ci-dessus restent constants. Il constate que, sur les fiches de paie, en sus des questions déjà examinées, la société a repris un nombre important d’heures d’absence volontaire/autorisée. Il s’agit d’un total de 211 heures. Pour la travailleuse, elle n’a pas demandé à s’absenter mais, vu l’absence des utilisateurs, elle n’a pas travaillé. Elle réclame le paiement de ces heures, qui ne constituent pas des absences volontaires et/ou autorisées. Il y a ici un manquement à l’article 20, 1°, de la loi du 3 juillet 1978, étant la violation d’une des obligations contractuelles. Pour celle-ci, le travailleur peut demander l’exécution en nature, ou par équivalent. Se pose ici une question de charge de la preuve, la société considérant qu’il appartient à la travailleuse de prouver qu’il ne s’agirait pas d’heures d’absence autorisée. Le tribunal corrige : c’est à l’employeur d’établir qu’elle a demandé à s’absenter et qu’il a autorisé ces absences.

Après avoir encore rappelé que l’employeur ne peut pas obliger le travailleur à prendre un jour de congé rémunéré ou non pour combler les heures afférentes à une prestation qui n’aura pas lieu, il confirme la thèse de la demanderesse, étant qu’il y a manquement à l’article 20, 1°, de la loi. La preuve d’une demande de la travailleuse n’est pas rapportée. Le tribunal souligne encore que les fiches de paie n’ont pas de force probante particulière.

Intérêt de la décision

Le tribunal fait un très important rappel de la question de dommages et intérêts en cas de non-fourniture du travail convenu.

La Cour de cassation avait, dans son arrêt du 3 avril 1978 ci-dessus, considéré que le travailleur n’a pas droit à la rémunération pour la période pendant laquelle il n’a pas travaillé, même du fait de l’employeur. Il est cependant acquis qu’il peut exiger la réparation de son préjudice.

La doctrine a fait le détour par l’arrêt de cassation du 22 janvier 2007 (Cass., 22 janvier 2007, n° S.05.0095.N) pour la question de la qualification (cause) de la demande (J. CLESSE et F. KEFER, Manuel de droit du travail, coll. Faculté de Droit de l’Université de Liège, Larcier, 2e éd., 218, p. 268). Les juridictions de fond ont emboîté le pas, considérant que, dans cette hypothèse, peu importe la qualification de la demande de réparation du préjudice (rémunération ou indemnité) (le tribunal renvoyant notamment à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 25 juin 2018, R.G. 2016/AB/323).

Enfin, l’arrêt du 3 avril 1978 de la Cour de cassation avait précisé que le principe vaut « sauf dispositions légales ou contractuelles dérogatoires » et le tribunal voit précisément une telle disposition dans la règle sectorielle, contenue dans la C.C.T. du 7 mars 2014, qui prévoit le paiement de la rémunération en cas d’absence imprévue d’un utilisateur.


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