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C.C.T. n° 109 : charge de la preuve et contrôle judiciaire

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 14 juin 2019, R.G. 18/336/A

Mis en ligne le vendredi 12 juin 2020


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 14 juin 2019, R.G. 18/336/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 14 juin 2019, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles reprend les étapes du contrôle judiciaire, dans le cadre de l’examen des motifs de licenciement tels qu’autorisés par la C.C.T. n° 109 : légalité, réalité, causalité et légitimité (ou proportionnalité), conditions devant être examinées par progression.

Les faits

Une ouvrière est engagée en qualité d’aide-ménagère (contrat de titres-services) en octobre 2012. Suite à une période d’incapacité de travail, elle reprend à temps partiel, avec l’accord du médecin-conseil de sa mutuelle.

La société va lui adresser des reproches, par la suite (deux courriers recommandés lui étant envoyés, contenant des griefs : retards, manquements en matière de certificat médical, absences au travail, etc.). Un troisième courrier recommandé, plus circonstancié, lui est ensuite envoyé, ainsi qu’un quatrième. La société met alors un terme au contrat pour motif grave. L’ensemble des courriers recommandés se situent entre le 9 et le 23 janvier 2017. Le licenciement date du 25 janvier, licenciement motivé par des manquements répétés et croissants, la société lui faisant en sus le reproche d’avoir perdu des clients par sa faute.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, procédure dans laquelle sont postulés divers chefs de demande, étant une indemnité de rupture, une indemnité C.C.T. n° 109, des arriérés de salaire, une régularisation des heures contractuelles, le paiement de toutes les heures d’absence indiquées sur les fiches de paie, ainsi que la délivrance de fiches de paie et une correction des documents sociaux.

La décision du tribunal

Le tribunal, après un examen factuel du dossier, conclut que c’est sans fondement que la société prétend avoir pris connaissance suffisante, dans les trois jours précédant le licenciement, de faits fautifs constituant un motif grave. Celui-ci est irrégulier, reposant d’ailleurs exclusivement sur de simples allégations.

Pour ce qui est du licenciement manifestement déraisonnable, il se livre à un rappel des principes circonstancié, reprenant notamment les diverses étapes du contrôle judiciaire. Il s’agit de vérifier si les motifs invoqués par l’employeur (i) entrent dans une des trois catégories de motifs définies par la C.C.T. n° 109 (critère de légalité), (ii) s’ils sont exacts (critère de réalité), (iii) s’ils constituent la cause réelle du licenciement (critère de causalité) et (iv) s’ils sont suffisamment pertinents pour justifier le licenciement (critère de légitimité ou de proportionnalité).

Le tribunal précise encore qu’il s’agit d’un raisonnement par progression : dès que la condition précédente n’est pas remplie, le licenciement devient manifestement déraisonnable. Il s’agit d’un contrôle strict et non d’un contrôle marginal, pour ce qui est de la réalité du motif invoqué.

Après avoir rappelé que le chapitre III de la C.C.T. n° 109 (droit de connaître les motifs concrets qui ont conduit au licenciement) ne s’applique pas en cas de motif grave, au contraire du chapitre IV (licenciement manifestement déraisonnable), le tribunal souligne que les règles en matière de charge de la preuve (article 10) doivent être suivies.

Il rappelle notamment la doctrine de V. MICHAUX et alii (V. MICHAUX et alii, « Motivation du licenciement et sanction du licenciement manifestement déraisonnable (C.C.T. n° 109) – Analyse critique d’une jurisprudence naissante », R.D.S., 2018, pp. 346 et 347).

Il expose comme suit les obligations du travailleur qui entend contester la décision : il doit démontrer soit (i) que la décision prise est manifestement déraisonnable (et donc qu’elle n’entretient aucun lien avec les trois critères visés) ou qu’elle n’aurait jamais été prise par un employeur normal et raisonnable, soit (ii) que la décision a été prise pour un autre motif, que l’employeur entend masquer dans le courrier du licenciement (ou motivation), s’agissant ici pour le travailleur de démontrer la réalité de l’autre motif et son lien causal avec la décision de licenciement, soit (iii) que les motifs invoqués sont inexistants.

La doctrine précise que, suivant ce régime probatoire, l’employeur bénéficierait « quelque-part » d’une « présomption (simple) de l’absence de caractère manifestement déraisonnable » du licenciement, dès lors qu’il a démontré la réalité des motifs et leur lien de causalité avec le licenciement. V. MICHAUX et alii voient également à l’appui de cette interprétation un argument de texte, étant que le début de l’article 10 indique que l’objet de cette disposition est de régler la charge de la preuve « entre l’employeur et le travailleur ». Ensuite, son premier tiret dispose que, lorsque l’employeur a valablement communiqué les motifs, c’est la partie qui allègue des faits qui en assume la charge de la preuve. En conséquence, pour ces auteurs, si l’intention des partenaires avait été de faire peser la charge de la preuve de tous les éléments (y compris les motifs exposés par l’employeur) sur le seul travailleur, l’article 10 ne renverrait pas à « la partie », ce terme permettant de viser l’employeur ou le travailleur suivant l’élément à démontrer.

Le tribunal ajoute que le fait pour l’employeur d’avoir donné les motifs du licenciement ne le dispense pas d’en prouver la réalité, et ce n’est pas parce qu’il a communiqué les motifs concrets dans le cadre du motif grave qu’il n’aurait plus la charge de la preuve de la réalité de ces motifs et qu’il pourrait se contenter d’une attitude passive. C’est la partie qui allègue des faits (le tribunal souligne) qui assume la charge de la preuve. La société doit dès lors établir la réalité des faits invoqués à l’appui du licenciement.

Il relève encore (surabondamment) qu’il existe de très fortes présomptions que la société a artificiellement multiplié les avertissements sur un laps de temps fort court dans le seul but de préparer un licenciement pour motif grave, alors qu’il est acquis, de l’examen du dossier, que le motif réel du licenciement est ailleurs, étant l’impossibilité pour la société de modifier d’un commun accord le volume de travail de l’intéressée. Le licenciement est intervenu en effet à la fin du mi-temps médical, dont il est relevé qu’il semblait mieux convenir à l’employeur. Il y a détournement du droit de licencier, par l’invocation de motifs fallacieux, ce détournement cachant le motif réel. Le licenciement est dès lors manifestement déraisonnable.

Pour ce qui est du quantum, le tribunal fixe celui-ci au maximum de la fourchette, vu l’absence de preuve de la réalité des faits et, partant, des motifs de licenciement.

Il examinera également – autre point d’intérêt – le chef de demande relatif à des dommages et intérêts pour non-fourniture du travail convenu.

Vu l’intérêt des développements faits à cet égard, nous réserverons à la question un second commentaire.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles est particulièrement utile, dans l’exercice délicat que sont l’interprétation et l’application de la C.C.T. n° 109.

Le tribunal rappelle que divers auteurs (autorisés) ont déjà fait des bilans partiels de la jurisprudence rendue. L’on peut rappeler qu’il s’agit, outre de la contribution de V. MICHAUX et alii à la Revue de Droit Social 2018 dont question ci-dessus, de la contribution de Laurent DEAR (L. DEAR, « L’obligation de motiver le congé et le licenciement manifestement déraisonnable », L’harmonisation des statuts entre ouvriers et employés, Anthémis, 2014, p. 236) ainsi que de Steve GILSON (S. GILSON, « Licenciement abusif et/ou manifestement déraisonnable : le point sur la question », La rupture du contrat de travail : entre harmonisation et discrimination, Anthémis, 2015, p. 124).

Il est, pour cette doctrine, de règle de considérer que l’employeur a la charge de la preuve de la réalité des motifs invoqués à l’appui de sa décision ainsi que de leur lien de causalité avec le licenciement. Le juge vérifiera, conformément aux étapes reprises dans le jugement, et ce successivement, les critères de légalité, de réalité, de causalité et de légitimité (ou proportionnalité). Il a à très juste titre été précisé qu’il s’agit ici d’un raisonnement par progression, étant que, dès que la condition précédente n’est pas remplie, le licenciement devient manifestement déraisonnable.


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