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Réclamation en justice de sommes dues et erreur dans l’identification de la partie défenderesse : conséquences

C. trav. Bruxelles, 18 décembre 2019, R.G. 2017/AB/243

Mis en ligne le mardi 11 août 2020


Dans un arrêt du 18 décembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles rappelle la jurisprudence constante de la Cour de cassation sur la question : si le « bon défendeur » n’est pas à la cause, l’action en justice est irrecevable. Il ne s’agit pas d’un cas de nullité au sens des articles 860 à 867 du Code judiciaire.

Les faits

Un contrat de travail est signé en février 1994 entre une société et un « collaborateur services extérieurs », celui-ci étant chargé de visiter les clients existants dans un secteur déterminé appartenant à la branche « Sales & Marketing » de la société.

En 2014, deux nouvelles sociétés sont constituées (l’une de droit néerlandais et l’autre de droit allemand) avec leur siège à la même adresse que celle de l’employeur. Le numéro d’inscription à la Banque carrefour est distinct.

En janvier 2015, l’employé est licencié moyennant paiement d’une indemnité de rupture, la lettre émanant toujours de l’employeur initial. Le numéro d’entreprise reste le même, et encore sur le formulaire C4, sur les fiches de paie et l’attestation d’occupation.

Une mise en demeure est alors adressée par l’organisation syndicale, contestant les modalités du licenciement et réclamant une indemnité de préavis complémentaire et une indemnité d’éviction. Celle-ci est envoyée à une des deux (autres) sociétés ayant son siège à la même adresse (étant la société néerlandaise). Cette société répond, via son conseil, et conteste la réclamation.

La citation en justice sera signifiée en novembre 2015.

Entretemps, et postérieurement au licenciement, les deux sociétés (l’employeur initial et celle qui a répondu à la mise en demeure suite à la rupture) déposent un acte au tribunal de commerce, portant sur la cession de la branche « Sales & Marketing », celle-ci étant apportée à la société néerlandaise. Cette scission porte sur les actifs et passifs en relation avec cette branche, ceux qui ne sont pas nécessaires pour la réalisation de l’activité (conflits menaçants ou pendants) ne faisant pas l’objet de l’apport. Est encore résultée de cette opération de droit commercial une modification de la dénomination de la société néerlandaise (qui a pris le nom de la société belge) et une modification du nom de cette dernière.

La citation en justice vise la société portant la dénomination initiale de l’employeur, mais qui n’est plus celui-ci. Cette société et, par ailleurs, titulaire d’un autre numéro d’inscription à la Banque carrefour.

Dans le cours de la procédure, un calendrier de mise en état étant intervenu, la société conteste après l’expiration du délai d’un an, dans ses premières conclusions, être l’employeur.

La décision de la cour

La cour tranche la question de savoir si la « bonne » société est à la cause.

Elle reprend les règles du Code judiciaire, relatives à la recevabilité de l’action, étant que celle-ci doit être dirigée contre la personne qui a la qualité pour y répondre.

La sanction du défaut de qualité ou d’erreur dans la mention de l’identité a fait l’objet de discussions et la cour rappelle ici la doctrine (G. de Leval, Droit judiciaire, tome 2, Manuel de procédure civile, p.95, point 2.13) notamment ainsi que la jurisprudence de la Cour de Cassation (Cass., 29 juin 2006, n° C-04.0290.N et C-04.0359.N) : si l’exploit de citation contient des mentions se rapportant à une autre personne que celle qu’il aurait fallu citer, il y a irrecevabilité de la demande. Cette irrégularité n’entre pas dans le champ d’application du régime des nullités des articles 860 à 867 du Code judiciaire. Il n’y a dès lors pas lieu de vérifier si elle a nui à des intérêts.

La cour du travail poursuit, à partir de cet arrêt de principe de la Cour suprême, en rappelant les débats intervenus tant en doctrine qu’en jurisprudence, renvoyant d’abord à un arrêt de la Cour Constitutionnelle du 19 septembre 2014 (C. Const., 19 septembre 2014, n° 125/2014).

Pour celle-ci, la différence de traitement en cause n’a pas d’effet disproportionné au regard des objectifs visés : dans l’hypothèse où le demandeur ne serait pas responsable de l’erreur en cause et ne serait plus en mesure, pour des raisons de délai, d’introduire une nouvelle action, il peut obtenir la réparation du dommage subi sur la base de la responsabilité (contractuelle ou extracontractuelle) de l’auteur de la faute qui a causé le dommage.

Reste également la question du comportement procédural empreint de déloyauté, que la cour documente également, tant dans la jurisprudence de la Cour de cassation qu’en doctrine, où elle rappelle particulièrement la contribution de T. MALENGREAU sous l’arrêt de la Cour de cassation du 27 novembre 2014 (T. MALENGREAU, « Loyauté procédurale : la consécration ? », obs. sous Cassation, 27 novembre 2014, J.T., 2015, p.755-757).

Elle renvoie également à une contribution doctrinale spécifique sur la question (L. DEAR et G. ELOY, « L’erreur dans l’identification de l’employeur mis à la cause et la déloyauté procédurale », J.T.T., 20 mai 2019, p.241 & s.) et donne des cas d’illustration tranchés par la même cour du travail.

En l’espèce, il y a absence de qualité, la cour soulignant qu’une erreur a été commise et qu’elle est d’autant moins compréhensible que la lettre de rupture et les documents sociaux reprenaient le numéro d’entreprise correct, la procédure ayant cependant été introduite contre la société possédant un numéro différent.

La société citée en justice n’est donc pas l’employeur et ne l’a jamais été (la circonstance que sa dénomination sociale corresponde à celle utilisée précédemment par l’employeur étant indifférente).

Les demandes sont dès lors irrecevables, la partie défenderesse n’ayant pas la qualité requise et la théorie des nullités ne pouvant s’appliquer.

Examinant ensuite s’il y a eu une faute, un abus de procédure ou un manquement au principe de loyauté procédurale, la cour conclut par la négative et motive très longuement sa conclusion. Elle souligne que la question à trancher est finalement de savoir si la société citée erronément en lieu et place d’une société d’un même groupe a l’obligation de se rendre compte et de signaler à son adversaire à la date d’introduction ou en tout cas avant ses premières conclusions l’erreur constatée, étant le défaut de qualité.

Pour la cour, la réponse est négative, une partie ayant le droit de résister judiciairement à une demande et aucune manœuvre n’ayant été constatée en l’espèce pour retarder le moment de conclure. La société défenderesse n’a dès lors pas eu un comportement s’écartant de celui du défendeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Elle n’a pas davantage commis un abus de procédure ou violé le principe de la loyauté procédurale.

Pour les mêmes motifs, la cour rejette une demande en déclaration d’arrêt commun, considérant que, la citation initiale n’ayant pas d’effet interruptif, elle ne peut en conférer à une autre visant une déclaration d’arrêt commun.

Enfin, une demande de paiement de dommages et intérêts est également rejetée.

Le travailleur est, dans la logique des choses, condamné à l’indemnité de procédure (3.300€).

Intérêt de la décision

Si cet arrêt tranche uniquement la question de la recevabilité de la demande, le litige revêt un intérêt pratique certain.

Il s’agit de déterminer la régularité d’une action en justice introduite alors qu’une erreur a manifestement été commise en ce qui concerne l’identification de la société (ou de la partie) défenderesse.

L’on notera que le critère essentiel est le numéro d’immatriculation à la Banque carrefour des entreprises – les éléments de fait en l’espèce étant de nature à exiger des vérifications complètes, eu égard à la modification intervenue au sens du droit des sociétés.

En règle générale, l’action en justice est introduite par voie de requête et à celle-ci doit être annexé un document officiel confirmant les coordonnées de la société appelée à la cause. Un extrait récent du Moniteur Belge est ainsi généralement exigé. En l’espèce, l’action a été manifestement lancée par voie de citation via l’intervention d’un huissier et cette vérification n’a dès lors pas été faite par ce dernier – qui n’en a pas la mission, dès lors que la partie à citer est identifiée par le mandant.

Sur le plan des développements juridiques relatifs à la question de la nullité ou de l’irrecevabilité, cet arrêt contient un enseignement très précieux, dans la mesure où il rassemble l’essentiel de ce qui a été écrit et jugé sur la question.

À l’heure actuelle, la conclusion est donc claire : si la société citée n’est pas l’employeur du travailleur, elle n’a pas la qualité requise au sens de l’article 17 du Code judiciaire. La jurisprudence de la Cour de cassation est en effet formelle sur la distinction à faire entre une signification au bon défendeur mais en se trompant dans la mention de son identité et une signification à une autre personne que le défendeur, qui n’a pas qualité pour y répondre.


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