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L’allocation familiale liée à l’exercice par un travailleur frontalier d’une activité salariée dans un État membre peut-elle être restreinte à certains enfants ?

C.J.U.E., 2 avril 2020, C-802/18 (CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS c/ f.v.e.G.W.)

Mis en ligne le lundi 31 août 2020


Dans un arrêt du 2 avril 2020, la Cour de Justice rappelle les principes du droit de l’Union : le droit aux allocations familiales liées à l’exercice par un travailleur frontalier d’une activité dans un État membre ne peut être limité à ses seuls enfants, ceux du conjoint avec lesquels il n’a pas de lien de filiation ne pouvant être exclus dans la mesure où le droit de percevoir ces allocations existent pour tous les enfants résidant dans l’État membre.

Les faits

Un citoyen français résidant en France avec son épouse et leurs trois enfants (dont l’un est né d’une précédente union de celle-ci et sur lequel elle exerce l’autorité parentale exclusive) travaille au Luxembourg. Jusqu’à l’entrée en vigueur d’une loi du 23 juillet 2016 portant modification du Code de la sécurité sociale, le couple percevait les allocations familiales pour les trois enfants (vu que le père avait la qualité de travailleur frontalier). Depuis la modification législative, les enfants du conjoint ou du partenaire sont exclus de la notion de « membres de la famille » définie à l’article 270 du Code de la sécurité sociale. L’enfant en cause cesse dès lors d’ouvrir le droit aux allocations familiales en vertu de la loi luxembourgeoise. La Caisse prend une décision le 8 novembre 2016 en ce sens : cet enfant ne présente pas de lien de filiation avec le mari et n’aurait dès lors pas qualité de « membre de la famille », excluant ainsi le droit à l’allocation familiale luxembourgeoise.

Un recours est introduit devant le Conseil arbitral de la sécurité sociale. Celui-ci déclare le recours fondé. Il considère, en gros, que les prestations familiales luxembourgeoises constituent un avantage social au sens du Règlement n° 492/2011, que le nouveau régime luxembourgeois institue une différence de traitement selon la résidence de l’enfant concerné et que même si les faits renvoient, dans le règlement n° 883/2004, à la législation nationale pour définir la notion de membre de la famille, la définition qui en est donnée depuis la modification de la loi luxembourgeoise est incompatible avec l’article 7, §2, du Règlement n° 492/2001.

Appel de cette décision est interjeté auprès du Conseil supérieur de la sécurité sociale, le moyen essentiel de la Caisse portant sur la contestation de l’assimilation des prestations familiales à un avantage social. Elle entend également faire admettre qu’une éventuelle différence de traitement serait justifiée.

Le demandeur, pour sa part, a fait valoir le principe de l’égalité de traitement, qui accorde aux citoyens de l’Union résidant dans un État membre et se rendant dans un autre pour y travailler le droit aux prestations sociales, aux avantages sociaux et fiscaux ainsi qu’à l’assistance sociale disponible dans l’État d’accueil. Il renvoie également à un arrêt DEPESME (C.J.U.E., 15 décembre 2016, aff. C-401/15 à C-403/15, DEPESME e.a.) soulignant la solution retenue par la Cour dans celui-ci : les enfants du conjoint ou du partenaire reconnus par l’État membre d’accueil du travailleur frontalier peuvent être considérés comme les enfants de celui-ci pour bénéficier d’une aide financière pour la poursuite d’études supérieures. Cette aide est dès lors considérée comme un avantage social.

En présence de ces deux thèses, le Conseil supérieur de la sécurité sociale luxembourgeois pose trois questions préjudicielles à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

La première question porte sur l’article 45 TFUE et sur l’article 7, §2, du Règlement n° 492/2011. Le juge national demande si ces dispositions doivent être interprétées en ce sens qu’une allocation familiale liée à l’exercice par un travailleur frontalier d’une activité salariée dans un État membre constitue un avantage social au sens de ces dispositions.

Les deuxième et troisième questions (que la Cour va examiner ensemble) portent sur la même disposition du Règlement n° 492/2011 et sur l’article 1er, sous i) du Règlement n° 883/2004 d’une part et l’article 2.2 de la Directive 2004/38/CE de l’autre. Le juge national demande si l’article 1er, sous i) du Règlement n°883/2004, lu en combinaison avec les deux autres dispositions, s’oppose à un droit national limitant, pour les travailleurs frontaliers, le droit aux allocations familiales liées à l’exercice par eux d’une activité dans un État membre à leurs seuls enfants, ceux du conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation étant exclus, alors que le droit de percevoir ces allocations existe pour tous les enfants résidant dans l’État membre.

La décision de la Cour

Sur la première question, la Cour rappelle les règles en matière d’égalité de traitement et, pour ce qui est de la notion davantage social, reprend l’article 7 §2 du Règlement n° 492/2011. La référence qui figure dans cette disposition ne peut faire l’objet d’une interprétation limitative, renvoyant à un arrêt du 18 décembre 2019 (C.J.U.E., 18 décembre 2019, aff. C-447/18, UB). L’allocation familiale ayant été accordée initialement dans la mesure où l’intéressé avait la qualité de travailleur frontalier soumis à la législation luxembourgeoise, la Cour répond par l’affirmative. Il s’agit d’un avantage social au sens de la disposition.

Sur les deuxième et troisième questions, elle consacre de longs développements à la notion de prestation de sécurité sociale d’abord et à celle de prestation familiale ensuite. Une telle prestation constitue en effet une prestation de sécurité sociale au sens du Règlement de coordination.

Renvoyant à sa jurisprudence (arrêt du 12 mai 1998, C-85/96, MARTINEZ SALAH), la Cour rappelle qu’une allocation d’éducation qui vise à compenser les charges de famille relève du champ d’application ratione materiae du droit de l’Union en tant que prestation familiale (affaire tranchée dans le cadre du Règlement n° 1408/71) et en tant qu’avantage social (au sens du Règlement n° 1612/68).

Cette conclusion vaut, mutatis mutandis, pour les règlements actuels.

Elle renvoie également à l’arrêt DEPESME du 15 décembre 2016, qui a admis, pour le bénéfice des avantages sociaux, le cas de l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré du travailleur lorsque ce dernier pourvoit à l’entretien de cet enfant.

Le principe d’égalité de traitement (figurant tant à l’article 45 TFUE qu’à l’article 7 du Règlement n° 492/2011) prohibe non seulement les discriminations directes fondées sur la nationalité mais encore toutes formes indirectes de discrimination, qui aboutissent en fait au même résultat, à partir d’autres critères de distinction. Pour être justifiée, une discrimination indirecte doit être propre à garantir la réalisation d’un objectif légitime et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre celui-ci.

Un double objectif a été avancé par le gouvernement luxembourgeois, étant d’une part l’objectif national de consacrer le droit personnel de l’enfant et de l’autre le risque que l’élargissement du champ personnel d’application du règlement constituerait une charge déraisonnable pour le système national.

Aucun de ces deux axes n’est retenu par la Cour.

Enfin, pour ce qui est de la définition du terme « membre de la famille » au sens de l’article 1er i) du Règlement n° 883/2004, elle énonce qu’il faut entendre par là toute personne définie ou admise comme membre de la famille ou désignée comme membre du ménage par la législation au titre de laquelle les prestations sont servies.

Le gouvernement luxembourgeois plaidant que, selon l’arrêt TRAPKOWSKI (CJ.U.E., 22 octobre 2015, aff. C-378/14, TRAPKOWSKI), il revient à l’État membre compétent de définir les membres de la famille pour qui un droit à l’allocation familiale existe, la Cour de Justice répond que dans l’exercice de cette compétence, les États membres doivent respecter le droit de l’Union, en l’occurrence les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs.

Elle renvoie ici par analogie à un arrêt du 7 décembre 2017, C-189/16, ZANIEWICZ – DYBECK).

Les dispositions en cause s’opposent dès lors à des dispositions d’un État membre en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice, par ceux-ci, d’une activité salariée dans cet État membre que pour leurs propres enfants, à l’exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l’entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation.

Intérêt de la décision

C’est comme d’habitude par le rappel de sa jurisprudence que la Cour construit les étapes du raisonnement permettant de vérifier la conformité d’une disposition nationale avec le droit de l’Union.

Sur la notion d’enfant, est utile pour la solution dégagée par la Cour l’enseignement de l’arrêt DEPESME (CJ.U.E., 15 décembre 2016, aff. C-401/15 à 403/15, DEPESME), où elle a admis que peut bénéficier des avantages sociaux l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré du travailleur lorsque ce dernier pourvoit à l’entretien de cet enfant.

L’on peut également revenir, dans les arrêts cités, notamment sur l’affaire TRAPKOWSKI (CJ.U.E., 22 octobre 2015, aff. C-378/14, TRAPKOWSKI). Un père de famille résidait en Allemagne tandis que la mère était en Pologne avec leur enfant. Le père était au chômage. Suite à l’exercice d’une activité salariée en Allemagne, des droits lui furent ouverts en matière d’allocations familiales. Il sollicita, dès lors, l’octroi de ces allocations pour une période de près de 2 ans. La mère, qui travaillait de son côté, n’avait ni perçu ni même sollicité les allocations en Pologne (ni au titre de la législation allemande ni au titre de la législation polonaise). La demande du père fut rejetée au motif que, en vertu du droit allemand, c’est la mère qui ouvre le droit aux allocations.
Elle a dans cet arrêt (précédemment commenté) posé la règle que l’article 60, paragraphe 1, troisième phrase, du règlement no 987/2009 doit être interprété en ce sens qu’il n’implique pas que le parent de l’enfant au titre duquel les prestations familiales sont octroyées, résidant dans l’État membre tenu de verser ces prestations, doive se voir reconnaître le droit auxdites prestations en raison du fait que l’autre parent, qui réside dans un autre État membre, n’a pas présenté de demande de prestations familiales. La fiction prévue à cette disposition peut en effet conduire à reconnaître le droit aux prestations familiales à une personne n’ayant pas sa résidence sur le territoire de l’État membre compétent pour verser ces prestations, lorsque toutes les autres conditions pour l’octroi desdites prestations, prévues par le droit national, sont remplies.


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