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Temps de déplacement et temps de travail

C. trav. Bruxelles, 6 novembre 2019, R.G. 2016/AB/1075

Mis en ligne le lundi 14 septembre 2020


Dans un arrêt du 6 novembre 2019, la cour du travail de Bruxelles rappelle la distinction à faire entre le temps de déplacement du travailleur de son domicile à son lieu de travail (qui n’est pas du temps de travail) et le temps de déplacement en clientèle (qui est du temps de travail), en ce compris celui du domicile au client (qui peut être du temps de travail).

Les faits

Suite à la rupture de son contrat de travail, un employé réclame des arriérés de rémunération liés à la prestation d’heures supplémentaires en-dehors de l’horaire normal de travail. Il s’agit, pour lui qui travaillait en clientèle, de voir rémunérées les heures consacrées aux déplacements entre son domicile et le client, entre le client et son domicile ou encore d’un client à un autre.

Position de la société

L’employeur fait valoir que le travailleur n’était pas soumis à la loi du 16 mars 1971 sur le travail, et ce au motif qu’il aurait été investi d’un poste de confiance ou encore qu’il était représentant de commerce lorsqu’il a travaillé en qualité d’attaché de direction (en fin de contrat).

Sur le fond, la société considère que les temps de déplacement du domicile chez le client ou entre les clients ne constituent pas du temps de travail.

La décision de la cour

Suivant l’ordre de l’argumentation de la société, la cour aborde d’abord les dispositions de la loi du 16 mars 1971 sur le travail et celles de l’arrêté royal du 10 février 1965, qui a désigné les personnes investies d’un poste de direction ou de confiance. Les fonctions de représentant de commerce y sont expressément visées comme étant exclues des dispositions du chapitre III (sections 2.4 à 7). Quant à la liste des personnes de confiance ou investies d’un poste de direction, la cour en reprend l’énumération, reprise à l’article 2 de l’arrêté royal. Elle relève que la liste n’a pas été actualisée à l’évolution des métiers dans les entreprises. Il faut dès lors, pouvoir, selon ses termes, « tenir compte d’une certaine évolution et ne pas s’arrêter sensu stricto aux seules fonctions énoncées dans l’arrêté royal ».

Par contre, l’interprétation de la notion de ce type de personnel doit être restrictive, dès lors qu’elle constitue un régime dérogatoire à l’application d’une loi d’ordre public.

Cette interprétation doit par ailleurs intervenir dans le respect de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail. En vertu de son article 17, les États membres peuvent déroger notamment à la durée maximale hebdomadaire de travail, et ce pour certaines catégories de personnel, en raison de caractéristiques particulières de l’activité, qui font que la durée du temps de travail n’est pas mesurée et/ou prédéterminée ou ne peut être déterminée par les travailleurs eux-mêmes (cette catégorie vise des cadres dirigeants ou autres personnes ayant un pouvoir de décision autonome, de même que la main d’œuvre familiale et les travailleurs dans le domaine liturgique des églises et communautés religieuses).

Pour l’affinement de la définition, la cour rappelle que la Cour de Cassation a jugé dans un arrêt du 29 mars 2010 (Cass., 29 mars 2010, S.09.0035.N) que la notion de poste de confiance n’implique pas un pouvoir de décision autonome.

En l’espèce, reprenant le détail des fonctions exercées, soit pendant une période importante de la période en cause, celles d’assistant technique et de conseiller en organisation, la cour considère que le travailleur était soumis aux limites légales de la durée du travail. Par contre, pour la fonction d’attaché à la direction générale, fonction pour laquelle il n’est pas contesté qu’il avait la qualité de représentant de commerce, il tombait sous l’exclusion de la loi (dans ses dispositions ci-dessus).

En ce qui concerne le second point de la discussion, étant la notion du temps de travail, la cour rappelle qu’il faut l’examiner à la lumière du droit européen et du droit national. La directive 2003/88/CE a donné lieu à divers arrêts et la cour reprend les affaires DELLAS, VOREL et GRIGORE, qui ont posé le principe que la directive ne prévoit pas de catégorie intermédiaire entre les périodes de travail et celles de repos.

La loi belge définit la durée du travail comme étant le temps pendant lequel le travailleur est à la disposition de l’employeur. Dans les travaux préparatoires (Sénat, 1970-1971, Projet de loi sur le travail, Rapport fait au nom de la Commission de l’emploi, du travail et de la prévoyance sociale, 272, p. 8), il est bien fait la distinction entre les déplacements du domicile au lieu de travail (qui n’est pas du temps de travail) et ceux d’un lieu de travail à un autre (qui sont compris dans le temps de travail). Les déplacements effectués par un travailleur envoyé en mission constituent ainsi du temps de travail, puisque le travailleur se trouve à la disposition de l’employeur jusqu’à la fin de la mission et jusqu’à son retour.

Cependant, la jurisprudence n’est pas unanime pour ce qui est des déplacements du travailleur de son domicile chez le client. Pour la cour une tendance « plutôt majoritaire » est d’y voir du temps de travail, cette solution n’ayant cependant pas été retenue dans l’hypothèse de déplacements effectués par un travailleur essentiellement vers des clients à l’étranger.

La cour se tourne, en conséquence, de nouveau vers la Cour de Justice, qui a jugé (C.J.U.E., 10 septembre 2015, aff. C-266/14, FEDERACIÓN DE SERVICIOS PRIVADOS DEL SINDICATO COMISIONES OBRERAS c/ TYCO) que, dans les circonstances qui lui étaient soumises, dans la mesure où les travailleurs n’avaient pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du temps du travail au sens de l’article 2.1 de la directive le temps de déplacement qu’ils consacraient aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur. Elle rappelle encore qu’il ne peut être dérogé à l’article 2 de la directive.

Trois éléments sont dès lors requis pour qu’il y ait temps de travail étant que i) le travailleur doit être dans l’exercice de ses activités ou de ses fonctions, ii) il doit être à la disposition de l’employeur pendant ce temps et iii) il doit être au travail au cours de la période considérée.

Le renvoi est encore fait, en jurisprudence, à un arrêt de la cour du travail de Liège du 14 septembre 2017 (C. trav. Liège, 14 septembre 2017, R.G. 2016/AL/161), pour une application de cette règle dans l’hypothèse de déplacements entre le domicile des travailleurs et des chantiers / locaux des clients.

La directive ne règle, cependant, que certains aspects de l’aménagement du temps de travail, et ce dans un objectif de protection de la sécurité et de la santé du travailleur, mais non les aspects relatifs à la rémunération, celle-ci pouvant être distincte selon qu’il y a travail effectif et heures du trajet.

Dans l’application de ces principes à la cause, la cour considère que les trois éléments de la définition du temps de travail sont réunis. Toutes les heures prestées au-delà de la 38e heure par semaine ou tout travail effectué au-delà de la limitejournalière de 9 heures donnent dès lors droit à un sursalaire de 50% ou de 100%.

Pour ce qui est des décomptes, les parties font encore valoir une contestation pour la période où l’intéressé a occupé les fonctions d’attaché à la direction. Le travailleur avait la qualité de représentant de commerce et était dès lors visé par l’exclusion de la loi du 16 mars 1971 (en ses dispositions ci-dessus) mais il considère qu’il a droit à tout le moins à la rémunération ordinaire des heures prestées au-delà de 38 heures.

Pour la cour, un membre du personnel de direction et de confiance peut avoir droit à la rémunération au taux ordinaire s’il peut se fonder sur une autre source de droit que la loi du 16 mars 1971 et notamment sur le contrat de travail, sur l’usage ou l’équité. En l’espèce, l’intéressé n’exerçait pas une telle fonction mais avait la qualité de représentant de commerce, pour l’activité déployée et ce à raison de 38 heures par semaine. La rémunération comprenait non seulement un fixe hebdomadaire mais également un variable composé de bonus, extra-bonus et commissions. Reste sur ce point à débattre d’une question, étant de savoir si cette rémunération était censée englober ou non la prestation d’heures supplémentaires. La suite des débats interviendra à l’issue d’un nouvel échange de conclusions, une date de plaidoiries étant fixée au 28 octobre 2020.

Intérêt de la décision

L’arrêt de la cour du travail a renvoyé à plusieurs décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui ont balisé l’interprétation à donner à la notion de « temps de travail » au sens de la directive 2003/88/CE.

Dans la jurisprudence récente de la Cour de Justice, la cour du travail a souligné l’importance de l’arrêt rendu le 10 septembre 2015 (C.J.U.E., 10 septembre 2015, aff. C-266/14, FEDERACIÓN DE SERVICIOS PRIVADOS DEL SINDICATO COMISIONES OBRERAS c/ TYCO). La décision de la C.J.U.E. dans celui-ci était que les dispositions examinées (étant les articles 3, 5 et 6 de la directive 2003/88/CE, lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que de l’article 4, paragraphe 1, de l’article 11, paragraphe 3, et de l’article 16, paragraphe 3, de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail), s’opposent à une réglementation d’un État membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur. La mesure du temps de travail est une obligation patronale, dont l’importance est ainsi rappelée à la lumière de ces différents textes du droit communautaire.

Pour ce qui est des critères permettant d’assimiler les temps de déplacement à du temps de travail, l’on peut encore renvoyer très utilement à un arrêt de la cour du travail d’Anvers (division d’Anvers) du 17 avril 2018 (C. trav. Anvers (division Anvers), 17 avril 2018, R.G. 2017/AA/141), qui a considéré en substance que la notion de temps de travail ne va pas nécessairement de pair avec le travail effectif et est plus large que celle de « durée du travail réelle ». Le seul fait que l’employeur a la possibilité de faire appel au travailleur et que celui-ci ne peut pas se soustraire est suffisant en lui-même pour qu’il s’agisse de temps de travail.

Enfin, sur le mode de rémunération différencié, la cour du travail de Liège a jugé (C. trav. Liège (div. Liège), 1er mars 2017, R.G. 2016/AL/93 ) que s’il est exact que l’arrêt DELLAS n’exclut pas qu’une rémunération différenciée puisse être payée pour des temps de travail durant lesquels les prestations effectives de travail sont réduites ou inexistantes, il appartient au législateur national de déterminer les périodes de temps de travail et les secteurs d’activité auxquels pourrait être appliqué un mode particulier de rémunération. Le législateur national au sens large ayant retenu une rémunération identique des temps de déplacement dans le cas des entreprises qui occupent des travailleurs à des travaux essentiellement intermittents sans prévoir un mode distinct de rémunération de ceux-ci en dehors de cette hypothèse, force est de conclure que, si les temps de déplacement peuvent être distingués du temps de travail, ils doivent néanmoins être rémunérés au moins comme s’il s’agissait de temps de travail.

(L’arrêt a fait l’objet d’un premier commentaire sur les questions de validité de la convention signée suite à la rupture et la question de la prescription des demandes).


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