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La Cour de Justice a rendu son arrêt dans l’affaire VUELING (certificats E-101)

C.J.U.E., 2 avril 2020, Aff. n° C-370/17 et C-37/18 (CAISSE DE RETRAITE DU PERSONNEL NAVIGANT PROFESSIONNEL DE L’AÉRONAUTIQUE CIVILE (CRPNPAC) c/ VUELING AIRLINES SA et VUELING AIRLINES SA c/ POIGNANT)

Mis en ligne le lundi 28 septembre 2020


Dans un arrêt du 2 avril 2020, la Cour de Justice répond à la délicate question des pouvoirs du juge national saisi d’une demande au civil dès lors qu’une décision pénale a été rendue, condamnant un employeur pour utilisation frauduleuse du recours au détachement (travail dissimulé en l’occurrence, s’agissant de droit français).

Les faits

La société VUELING, compagnie aérienne avec un siège social à Barcelone et inscrite au registre de commerce et des sociétés en France (implantation à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle), est active depuis 2007 en France, où elle opère des vols réguliers avec l’Espagne. Suite à une inspection sociale, un procès-verbal est signé du chef de travail dissimulé (infrastructure de salles de repos, de préparation de vols, etc.). Les contrats du personnel étaient soumis au droit espagnol pour le personnel naviguant (commercial et technique) et au droit français pour le personnel au sol. Seul ce dernier était déclaré à la sécurité sociale française. Le personnel naviguant possédait des certificats E-101 émis par une institution de sécurité sociale espagnole, attestant de leur détachement temporaire en France (application de l’article 14.1, sous a), du Règlement n° 1408/71). Près d’une cinquantaine de membres du personnel avaient été engagés moins de trente jours avant la date du détachement (certains la veille ou le jour-même) et l’inspection sociale a conclu que l’engagement était intervenu en vue du détachement. Les bulletins de paie reprenaient également une adresse en France et constataient que certaines personnes n’avaient même jamais vécu en Espagne. Le personnel naviguant prenant et quittant son service à partir de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, l’inspection sociale a considéré qu’il y avait base d’exploitation (au sens de l’article R.330-2-1 du Code de l’aviation civile) et que la société ne pouvait se prévaloir des dispositions applicables au détachement. Elle a conclu à la fraude, retenant un préjudice tant pour les travailleurs (privation des droits du régime de sécurité sociale français) que pour la collectivité (absence de versements de l’employeur). Quant aux certificats E-101, ils ont été retenus comme valant présomption d’affiliation mais ne constituant pas une preuve de la validité du recours au détachement.

Le Tribunal de grande instance de Bobigny a été saisi d’une demande de dommages et intérêts en raison du préjudice subi du défaut d’affiliation, la société étant également poursuivie devant le Tribunal correctionnel du chef d’infraction au travail dissimulé (article L 8221-3 du Code du travail). Le Tribunal de grande instance a dès lors sursis à statuer dans la procédure civile. Après avoir été relaxée en première instance, la société a été condamnée par la Cour d’appel de Paris. Celle-ci a reconnu le travail dissimulé et condamné la société à une amende de 100.000 euros. Malgré les certificats E-101, la cour d’appel a considéré qu’il y avait exploitation dans le cadre d’une succursale ou, à tout le moins, d’une base d’exploitation, cette entité disposant d’une autonomie de fonctionnement. La cour a retenu que la société avait intentionnellement méconnu les règles applicables, 41 travailleurs étant domiciliés à l’adresse de son propre siège social (circonstance pour laquelle aucune explication sérieuse n’avait pu être donnée). Sur la valeur des certificats E-101, s’ils valent présomption d’affiliation au régime de sécurité sociale espagnole et lient ainsi les institutions françaises en matière de sécurité sociale, la cour a considéré qu’ils ne pouvaient priver le juge pénal français du pouvoir de constater la violation intentionnelle de la loi. Un pourvoi a été formé devant la Cour de cassation, qui, par arrêt du 11 mars 2014, l’a rejeté. Les certificats ont été annulés par l’institution émettrice espagnole et le recours hiérarchique formé contre cette décision a été rejeté. Vu le temps écoulé, qui emportait notamment l’impossibilité de rembourser les cotisations antérieurement versées en raison de la prescription, elle a décidé de laisser sans effet l’annulation des certificats, les travailleurs en cause ayant pu bénéficier des prestations de sécurité sociale en Espagne et risquant, en cas d’annulation de leur affiliation, de se retrouver sans protection sociale.

Sur le plan civil, la procédure a été reprise devant le Tribunal de grande instance de Bobigny, qui interroge la Cour de Justice. Le juge de renvoi se pose la question de savoir si les certificats E-101 doivent se voir reconnaître un effet contraignant lorsque les juridictions pénales de l’Etat membre d’accueil ont condamné l’employeur pour travail dissimulé. La question est posée dans le cadre du Règlement n° 574/72 (articles 11, § 1er et 12bis, § 1erbis). Se pose également la question, si la réponse est affirmative, de savoir si la délivrance des certificats E-101 fait obstacle à ce que des personnes victimes du préjudice subi du fait du comportement de l’employeur en obtiennent réparation sans que leur affiliation au régime désigné par ces certificats soit remise en cause par l’action en responsabilité exercée contre l’employeur.

Dans la seconde affaire, qui concerne un co-pilote engagé par contrat régi par le droit espagnol et détaché à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, le Conseil de prud’hommes de Bobigny a été saisi, après la démission de l’intéressé, qui était intervenue vu l’illégalité de sa situation contractuelle au regard du droit français. Après avoir été débouté en première instance, l’intéressé a interjeté appel devant la Cour d’appel de Paris. Celle-ci s’est appuyée sur l’arrêt de la Cour de cassation du 11 mars 2014 et a condamné la société au paiement d’une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé et à des dommages et intérêts pour absence de cotisations versées à la sécurité sociale française. Un pourvoi a été formé devant la Cour de cassation. Celle-ci s’est interrogée, par arrêt du 10 janvier 2018, sur la question de savoir si la jurisprudence de la Cour de Justice A-ROSA FLUSSSCHIFF (C.J.U.E., 27 avril 2017, Aff. n° C-620/15) s’imposait également dans le cadre d’un litige relatif à l’infraction de travail dissimulé à l’égard de travailleurs exerçant leur activité dans l’Etat membre dont ils sont ressortissants et sur le territoire duquel l’entreprise de transport aérien dispose d’une succursale, lorsque la seule lecture de ces certificats permet de déduire qu’ils ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse. Se pose également la question de savoir si le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à ce que la juridiction nationale, tenue par son droit interne par l’autorité de chose jugée au pénal sur le civil, tire les conséquences d’une décision rendue par une juridiction pénale de façon incompatible avec le droit de l’Union en condamnant civilement un employeur à des dommages et intérêts envers un travailleur du seul fait de la condamnation pénale de cet employeur pour travail dissimulé.

Pour répondre à la première question, la Cour de Justice reprend sa jurisprudence récente sur les certificats E-101, et notamment l’arrêt ALTUN (C.J.U.E., 6 février 2018, Aff. n° C-359/16, ALTUN e.a.), où elle a jugé que l’obtention frauduleuse d’un certificat E-101 peut découler soit d’une action volontaire telle que la présentation erronée de la situation réelle du travailleur ou de l’entreprise qui l’emploie, soit d’une omission volontaire telle que la dissimulation d’une information pertinente en vue d’éluder les conditions d’application du Règlement. Elle analyse la situation de la compagnie aérienne, estimant que les institutions et les juridictions françaises ont raisonnablement pu être amenées à considérer qu’il y avait des indices concrets donnant à penser que les certificats avaient été obtenus de manière frauduleuse, dès lors que le personnel naviguant relevait en réalité d’une règle particulière (article 14.2, sous a), i)) et qu’il aurait dû en conséquence être soumis au régime de sécurité sociale français. Cependant, la présence d’indices tels que ceux qui ont été relevés ne peut suffire à justifier que l’institution compétente de l’Etat membre d’accueil ou les juridictions nationales de celui-ci constatent de manière définitive l’existence d’une fraude et écartent lesdits certificats. La Cour renvoie au principe de coopération loyale et à sa jurisprudence constante : aussi longtemps que le certificat E-101 n’est pas retiré ou déclaré invalide, l’institution compétente et les juridictions de l’Etat membre d’accueil doivent tenir compte du fait que le travailleur est déjà soumis à la législation de sécurité sociale dans un autre Etat, étant celui qui a émis le certificat. S’il y a des doutes quant à l’exactitude des faits à la base de la délivrance de ceux-ci, l’institution compétente de l’Etat membre émettrice doit reconsidérer le bien-fondé de la délivrance et, le cas échéant, retirer le certificat. La Cour rappelle à cet égard la procédure reprise à l’article 84bis, § 3, du Règlement n° 1408/71, procédure qui, en cas de non-respect, ferait que le risque de soumettre les travailleurs concernés au régime de sécurité sociale de plusieurs Etats membres se verrait accru, avec toutes les complications qu’un tel cumul serait susceptible d’impliquer, et porterait atteinte au principe d’unicité de la législation applicable en sécurité sociale (avec renvoi à l’arrêt HERBOSCH KIERE du 26 janvier 2006, Aff. n° C-2/05, RIJKSDIENST VOOR SOCIALE ZEKERHEID c/ HERBOSCH KIERE NV). Cette procédure est un préalable obligatoire. Elle doit être suivie dès lors que la juridiction de l’Etat est saisie dans le cadre d’une procédure judiciaire et ne peut invalider le certificat au seul motif qu’il existe des indices concrets de nature à établir qu’il a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse. Les certificats ne peuvent être écartés dans le cadre d’une procédure que si deux conditions cumulatives sont remplies, étant que (i) l’institution émettrice qui s’est vu demander de procéder à un réexamen du bien-fondé de ceux-ci s’est abstenue de le faire dans un délai raisonnable et (ii) les éléments communiqués par l’institution permettent à la juridiction de constater, dans le respect des garanties inhérentes au droit à un procès équitable, que les certificats ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse.

Il est constaté en l’espèce que l’U.R.S.S.A.F n’a communiqué les éléments relatifs à la fraude à l’institution émettrice espagnole que quatre ans après le procès-verbal de l’inspection du travail. La juridiction française a statué sans chercher à s’informer de l’état du dialogue initié entre l’institution émettrice espagnole et l’institution française. Par ailleurs, le temps mis par l’institution espagnole (deux ans) n’est pas un délai raisonnable, compte tenu notamment de l’enjeu du litige.

Vu l’ensemble de ces considérations, la réponse de la Cour est que les certificats ne peuvent être écartés que si les juridictions, placées devant cette question, se sont assurées d’une part que la procédure prévue à l’article 84bis a été enclenchée et d’autre part que l’Etat membre d’émission s’est abstenu de procéder à un réexamen et de prendre position dans un délai raisonnable (annulation ou retrait).

Pour ce qui est la seconde question, la Cour conclut que le Règlement n° 574/72 et le principe de primauté du droit de l’Union doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent dans le cas où un employeur a fait l’objet, dans l’Etat membre d’accueil, d’une condamnation pénale fondée sur un constat définitif de fraude opéré en méconnaissance de ce droit à ce que la juridiction civile de l’Etat membre tenu par le principe de droit national de l’autorité de la chose jugée au pénal met à charge de l’employeur – du seul fait de cette condamnation pénale – des dommages et intérêts en vue d’indemniser les travailleurs ou un organisme de sécurité sociale victime de ladite fraude.

Intérêt de la décision

Cet arrêt était attendu, puisqu’il renvoie à la problématique complexe de la valeur et de la force probante des documents E-101 (actuellement A1), et ce eu égard à l’existence d’une condamnation pénale dans l’Etat membre d’accueil et à son incidence sur les pouvoirs du juge civils. Celui-ci est en effet écartelé entre l’obligation de respecter la décision pénale intervenue, vu le principe de droit national de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil et la primauté des mécanismes communautaires mis en place en cas de doute sur la validité des documents en cause.

La jurisprudence de la Cour de Justice s’est considérablement augmentée ces dernières années, sur la question. La Cour renvoie ici à son arrêt ALTUN, qui avait déjà abordé la question de la procédure pénale et de la notion de fraude au droit européen. Dans l’ensemble de ces décisions, elle rappelle toujours le mécanisme obligatoire en cas de doute (et même actuellement de fraude) aux documents en cause.

Les inspections sociales et les juridictions sont, pour la Cour de Justice, sans pouvoir pour écarter ces documents, la procédure prévue (qui inclut également la saisine de la Commission administrative) devant être respectée dans toutes les hypothèses.


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