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Expression d’un mécontentement/énervement dans le chef du travailleur et motif grave

Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 20 mars 2020, R.G. 19/147/A

Mis en ligne le mardi 29 septembre 2020


Dans un jugement du 20 mars 2020, le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) rappelle que le motif grave exige un fait fautif ainsi que la propension de cette faute à altérer immédiatement et définitivement la confiance réciproque des parties, indispensable à l’exécution des relations professionnelles contractuelles.

Les faits

Une technologue de laboratoire, engagée par une société en 2002, est licenciée pour motif grave en 2018, le courrier de notification des motifs visant essentiellement l’agressivité et le manque de respect de l’intéressée vis-à-vis d’une collègue chargée de son évaluation. Lui est particulièrement reprochée sa réaction à l’évaluation d’un poste relatif au respect des délais convenus, alors que, pour d’autres, l’évaluatrice avait considéré que l’intéressée répondait aux attentes. Pour le représentant de la société, qui a assisté à une partie de l’incident, de tels manquements de respect à l’égard du département des ressources humaines ou de la direction ont choqué l’ensemble du personnel et sont constitutifs d’un motif grave de licenciement.

L’intéressée introduit une procédure devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) en février 2019, postulant la condamnation de la société au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis ainsi que d’une indemnité de protection de crédit-temps et/ou d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Sont également présents d’autres postes mineurs.

Position de la demanderesse

La demanderesse conteste le déroulement des faits tel que présenté dans la lettre de rupture. Elle conteste toute agressivité dans son chef, admettant cependant un mécontentement en raison du refus de la DRH de lui permettre de faire savoir ses observations par écrit. Par ailleurs, une nouvelle employée avait été engagée plusieurs semaines auparavant et la demanderesse avait dû la former pour des tâches qu’elle effectuait elle-même. Elle avait également été avisée de la réattribution d’une autre partie de son travail à une autre collègue. Or, en presque seize années de prestations, elle souligne n’avoir jamais eu d’avertissement ou de remarques.

Sur le montant de l’indemnité de rupture, elle considère que celle-ci doit être calculée sur la base d’un temps plein (en excluant la circonstance du crédit-temps). L’indemnité de protection est, pour elle, également due, l’employeur entendant se débarrasser d’elle au moindre coût et lui ayant retiré une grande partie de ses responsabilités avant son licenciement.

Position de la défenderesse

La défenderesse considère que les faits sont établis, produisant des attestations de témoins directs. Sur l’indemnité de rupture, elle plaide que la rémunération en cours est la rémunération à temps partiel, vu le crédit-temps. La société conteste également devoir l’indemnité de protection, au motif que c’est la conduite de la travailleuse qui a motivé son licenciement. Celui-ci ne pourrait davantage être qualifié de « manifestement déraisonnable ».

La décision du tribunal

Après un rappel des principes régissant les conditions de régularité du licenciement pour motif grave, ainsi que l’exigence de précision des motifs, le tribunal en vient à la preuve des faits reprochés et à la qualification du motif grave lui-même. Il rappelle sa jurisprudence constante, étant que la notion de motif grave implique la réunion de deux conditions sur lesquelles s’articule le contrôle spécifique du juge du fond. Il faut un fait fautif et cette faute doit avoir propension à altérer immédiatement et définitivement la confiance réciproque des parties, qui est indispensable à l’exécution des relations professionnelles contractuelles.

Renvoi est fait à plusieurs décisions de la Cour de cassation et de juridictions de fond. Le tribunal souligne que l’existence du motif grave fait l’objet d’une appréciation souveraine du juge du fond.

Il constate que la demanderesse ne conteste pas un certain mécontentement et énervement à l’encontre de la responsable des ressources humaines, mais qu’elle donne comme explication d’une part, pour ce qui est des délais, que l’évaluation D ne reposait que sur un seul retard concernant un même fournisseur pour toute une année de travail et d’autre part qu’elle s’était vu refuser la possibilité de faire valoir ses observations par écrit sur la cotation en cause.

Pour le tribunal, l’expression d’un certain mécontentement et/ou énervement par le travailleur n’est pas en soi fautive, celui-ci disposant du droit d’exprimer sa position et son sentiment, pour autant que ses propos restent modérés et respectueux des convenances (8e feuillet).

Quant aux attestations déposées par l’employeur, il retient que celle de la directrice RH n’est pas impartiale, celle-ci « semblant avoir décidé de mettre (la demanderesse) sur une voie de garage ». Une partie de son travail devait en effet être confiée à une autre collègue et il est confirmé qu’elle avait été priée de former une jeune engagée à l’enregistrement des commandes, ce qu’elle faisait précédemment.

Une autre attestation, émanant de l’administrateur-délégué, est très peu prise en compte, le tribunal soulignant que celui-ci a un intérêt évident à la solution du litige.

Quant à celle d’un employé présent, elle n’est pas significative, celui-ci ne confirmant pas les propos menaçants ou déplacés.

La conclusion est dès lors que l’indemnité de rupture est due.

Son montant est calculé sur la base d’un temps partiel, le tribunal renvoyant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 novembre 2019 (C. const., 7 novembre 2019, n° 172/2019). Celle-ci a en effet jugé dans cette décision que l’article 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978, lu en combinaison avec l’article 105, § 3, de la loi de redressement du 22 janvier 1985 contenant des dispositions sociales, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution dans l’interprétation selon laquelle, en cas de licenciement d’un travailleur qui a réduit ses prestations de travail, il convient de se baser sur la rémunération en cours correspondant aux activités réduites pour fixer le montant de l’indemnité de congé. Il s’agissait d’un travailleur qui avait réduit ses prestations de travail pour prendre soin de son enfant jusqu’à l’âge de huit ans (article 4, § 1er, 1°, a), de la C.C.T. n° 103).

Le tribunal déboute, ensuite, l’intéressée à la fois de sa demande d’indemnité de protection en raison du crédit-temps ainsi que de celle pour licenciement manifestement déraisonnable.

Il y a en effet un motif étranger à la demande de crédit-temps, les motifs visant des comportements de la travailleuse, que l’employeur considérait fautifs. Même si le motif grave n’a pas été retenu, la société rapporte la preuve d’un motif étranger au crédit-temps.

De même, pour le licenciement manifestement déraisonnable, la conclusion du tribunal est que le licenciement est en lien avec la conduite – même si elle n’est pas gravement fautive – de l’intéressée et de sa divergence avec la représentante RH.

Intérêt de la décision

Le tribunal du travail fait dans ce jugement une appréciation très nuancée du comportement du travailleur susceptible de constituer un motif grave.

Il pose un principe, étant que l’expression d’un certain mécontentement et/ou énervement par le travailleur n’est pas en soi fautive, celui-ci disposant du droit d’exprimer sa position et son sentiment, pour autant que ses propos restent modérés et respectueux des convenances. Dans la mesure où il n’est pas établi par le dossier que tel n’a pas été le cas (absence de preuve d’agressivité ou de provocation), la réaction du travailleur est considérée comme ne pouvant rendre la poursuite de la relation de travail immédiatement et totalement impossible.

L’on notera que les moyens de défense de la travailleuse portaient sur le refus qui lui a été opposé de faire valoir ses droits de défense quant à la cotation défavorable qu’elle contestait. Sont également retenus le retrait de responsabilités, déjà décidé par l’employeur, ainsi qu’un processus de modification de fonctions en cours, processus larvé, entraînant des frustrations inévitables.

Dans la mesure où est en cause, sous le couvert d’un motif de comportement/conduite, la libre expression du travailleur, dans le cadre de la relation de travail, le tribunal exige la preuve d’une faute qui impliquerait le dépassement de l’exercice normal de ce droit. En l’espèce, une faute est néanmoins retenue, qui n’a cependant pas le caractère de gravité requis par l’article 35 L.C.T.

Ces faits liés à la conduite constituent par ailleurs des motifs privant l’intéressée d’une indemnité de protection, vu le crédit-temps, et de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. L’on peut, sur cette dernière, poser la question de la proportionnalité entre les faits retenus et la décision de licencier elle-même.


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