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Convictions religieuses : conditions de la discrimination

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 7 mai 2020, R.G. 2016/AB/691

Mis en ligne le lundi 28 décembre 2020


Cour du travail de Bruxelles, 7 mai 2020, R.G. 2016/AB/691

Terra Laboris

Dans un arrêt du 7 mai 2020, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les critères de l’article 9, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, qui prévoit les conditions de restriction à l’exercice de la liberté de religion.

Les faits

Une A.S.B.L. ayant pour objet la promotion de la santé des jeunes en âge scolaire occupe des infirmières aux fins d’assurer un suivi médical de ceux-ci (dépistage, gestion des maladies transmissibles, etc.) ainsi que de mettre en place des programmes de promotion de la santé. A Bruxelles, neuf infirmières sont occupées, accueillant les élèves au sein des locaux de l’A.S.B.L. quatre jours par semaine et se rendant dans les établissements le reste du temps. Les établissements d’enseignement appartiennent à la fois au réseau de l’enseignement libre ainsi que de l’enseignement officiel subventionné. Plusieurs de ces établissements interdisent à leur personnel de porter des signes convictionnels.

Deux infirmières, au service de cette A.S.B.L. depuis une quinzaine d’années, ont travaillé depuis leur engagement sans porter le voile.

Dans le courant de l’année 2014, elles ont toutes deux sollicité une modification de fonction, à savoir des tâches administratives et non plus médicales. Elles entendaient, vu les nouvelles fonctions, porter le voile. Ceci a induit des tensions au sein des équipes. Elles sont toutes deux tombées en incapacité de travail. Parallèlement, elles ont sollicité, au nom de leur droit de culte, de pouvoir porter le voile lors de leur travail au centre et dans les écoles. Un refus leur a été opposé par l’association, au motif de son obligation de neutralité.

En 2015, un nouveau règlement de travail est entré en vigueur, confirmant l’obligation pour l’association et le personnel de respecter ce principe, au motif que les membres du personnel se trouvent régulièrement en contact avec les personnes mineures, en l’occurrence des élèves, afin de procéder à des contrôles médicaux. Le principe de neutralité permet de respecter la liberté de conscience de celles-ci.

Lorsqu’une des deux infirmières fut considérée apte au travail, elle se présenta portant le voile. Elle fut renvoyée à son domicile. Elle introduisit une action en cessation, avec sa collègue.

L’ordonnance rendue par le président du tribunal du travail le 9 juin 2016 – les demanderesses ayant sollicité que soit constatée une violation de la loi du 10 mai 2007 ainsi que du décret du 12 décembre 2008 et que soit ordonnée la cessation de la discrimination avec paiement de l’indemnité de six mois de rémunération – rejeta la demande, le président du tribunal concluant que l’action était recevable mais non fondée.

Appel fut interjeté et une ordonnance fut rendue, établissant un calendrier judiciaire d’échange de conclusions.

La décision de la cour

La cour entreprend, en premier lieu, un rappel complet du cadre légal de la discrimination, axant son examen sur la conviction religieuse ou philosophique. Reprenant l’arrêt ACHBITA de la Cour de Justice (C.J.U.E., 14 mars 2007, Aff. n° C-157/15, ACHBITA et CENTRUM VOOR GELIJKHEID VAN KANSEN EN VOOR RACISMEBESTRIJDING c/ G4S SECURE SOLUTIONS N.V.), elle rappelle que la notion de conviction religieuse couvre non seulement le fait d’avoir des convictions religieuses, mais également la manifestation de celles-ci en public. Cette notion concorde avec la notion de religion au sens de l’article 9 de la C.E.D.H.

Dans son arrêt EWEIDA et alii (Cr.E.D.H., 15 janvier 2013, Req. n° 48.420/10 et ss., EWEIDA et alii), la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu un effet direct horizontal à l’article 9 et la cour du travail rappelle que la jurisprudence de cette haute juridiction est très utile pour son interprétation. Le droit de nourrir n’importe quelle conviction est absolu et inconditionnel. En revanche, pour la cour du travail, la manifestation par une personne de ses convictions religieuses pouvant avoir des conséquences pour autrui, elle est susceptible d’être restreinte aux conditions prévues par l’article 9.2 de la Convention, qui dispose que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Pour la cour du travail, il convient de vérifier l’ensemble de ces conditions. La mesure critiquée interdit à tous les travailleurs et toutes les travailleuses de l’A.S.B.L. le port de tout signe extérieur visible d’appartenance à une opinion (religieuse, politique, philosophique ou culturelle) quelle qu’elle soit. La religion musulmane n’est pas distinguée des autres. Cette mesure n’est donc pas directement fondée sur la religion et n’est pas susceptible de constituer une discrimination directe. Cependant, elle constitue une distinction indirectement fondée sur la religion, puisqu’elle entraîne un désavantage particulier pour les femmes de religion musulmane portant le voile.

La cour examine dès lors la justification de cette distinction indirecte.

Le but est légitime, l’association considérant que le principe de neutralité doit permettre aux élèves d’être accueillis par une équipe médicale dans un environnement de confiance, de confidentialité et de qualité à tous les niveaux, et ce pour aborder des problématiques délicates (alimentation, obésité, sexualité, etc.). L’A.S.B.L. fait également valoir son souhait de nouer de nouvelles collaborations avec le plus grand nombre possible d’écoles, en ce compris celles qui appliquent elles-mêmes une politique de neutralité. Ce second objectif est également considéré comme légitime, la réalisation de l’objet social de l’A.S.B.L. relevant de la liberté d’association protégée par l’article 10 de la Convention.

La cour conclut, par ailleurs, au caractère approprié de la mesure, celle-ci s’inscrivant dans le cadre d’une politique cohérente et systématique.

Elle rappelle que, dans son arrêt EWEIDA, l’un des motifs retenus par la Cour européenne des droits de l’homme pour valider la restriction à la liberté de religion d’une infirmière (qui consistait en l’espèce en l’interdiction du port d’une croix en pendentif) est le fait que la même mesure avait été appliquée à d’autres infirmières portant une croix en pendentif ou d’autres éléments vestimentaires religieux, tels que le bracelet ou le kirpan sikhs ou le hijab.

La cour fait également un rapprochement entre la jurisprudence de la Cour de Justice et la Convention européenne des droits de l’homme, à propos de l’exigence d’une politique préalable, générale et indifférenciée. Celle-ci, figurant dans la jurisprudence de la Cour de Justice, peut, pour la cour du travail, être rapprochée de celle figurant dans la Convention européenne des droits de l’homme, qui impose que la restriction à la liberté de religion soit prévue par la loi. Le terme « loi » vise ici toute norme de droit interne, écrite ou non, pour autant que celle-ci soit accessible et prévisible (la cour renvoyant ici à la doctrine de F. KEFER, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », R.D.S., 2017/3, p. 528, n° 18).

Enfin, quant au caractère nécessaire et proportionné de la mesure, la cour rappelle qu’elle doit procéder à une mise en balance des droits et intérêts en présence et décider si la restriction crée entre eux une disproportion. L’A.S.B.L. plaidant qu’elle remplit une mission d’intérêt général qui constitue un service public accessible à tous et gratuit et les élèves étant tenus de se soumettre aux contrôles médicaux, son action relève à la fois d’un droit dans le chef des bénéficiaires et d’une obligation pour eux. Il importe, dans l’exercice de ce droit, de préserver leur liberté et de se conformer à la morale convictionnelle de leur choix. Ils doivent dès lors être accueillis de telle manière qu’ils ne puissent craindre d’être mal compris ou jugés en fonction d’une certaine morale convictionnelle propre à l’infirmière avec qui ils entrent en contact. La mesure préserve un juste équilibre entre d’une part les droits des infirmières à ne pas être discriminées et d’autre part le droit des élèves à bénéficier d’un service de santé à l’école dans un environnement de confiance, de confidentialité et de qualité à tous les niveaux, ainsi que l’intérêt de l’A.S.B.L. de mener à bien sa mission de promotion de la santé à l’école (20e feuillet).

L’appel est en conséquence rejeté, l’ordonnance se voyant confirmée.

Intérêt de la décision

Dans cette affaire, la cour du travail suit scrupuleusement les étapes de l’examen de la discrimination, vérifiant, en premier lieu, l’existence d’une distinction ainsi que son caractère direct ou indirect.

Elle procède, ensuite, à la revue des conditions fixées à l’article 9, alinéa 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif aux restrictions à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Pour être admise, une telle restriction doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique. Pour cette dernière condition, trois exigences doivent être rencontrées, la cour renvoyant, outre à la doctrine de F. KEFER, à celle de S. VAN DROOGHENBROECK (S. VAN DROOGHENBROECK, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruylant, Bruxelles, 2001, pp. 35 et ss.). Il s’agit de vérifier que la restriction est apte à atteindre son objectif, qu’elle est nécessaire et est proportionnée. Dans l’examen de ce dernier critère, il s’agit de mettre en balance les droits et intérêts en présence.

L’arrêt a renvoyé, pour ce qui est de la jurisprudence de la Cour de Justice, à l’arrêt ACHBITA. Dans celui-ci, la Cour avait considéré que l’article 2, § 2, sous a), de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail doit être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de cette directive. En revanche, une telle règle interne d’une entreprise privée est susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, § 2, sous b), de la Directive n° 2000/78 s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse, et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier (dispositif de l’arrêt).

L’on peut encore se référer à une décision du même jour contenant également des principes sur la question, étant l’arrêt BOUGNAOUI (C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff. n° C-188/15 (BOUGNAOUI et ASSOCIATION DE DEFENSE DES DROITS DE L’HOMME (A.D.D.H.) c/ MICROPOLE S.A.), dans lequel la Cour a considéré que l’article 4, § 1er, de la Directive n° 2008/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail doit être interprété en ce sens que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services de celui-ci assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition.

Les deux décisions concernaient une entreprise privée, entreprise à finalité commerciale. Dans l’espèce tranchée par la Cour du travail de Bruxelles le 7 mai 2020, il n’échappera pas que l’examen de la proportionnalité a été fait tenant compte de l’objectif spécifique de l’employeur, qui est une association rendant un service au public, et ce de manière ciblée, s’agissant d’enfants en âge scolaire.


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