Terralaboris asbl

Pension des travailleurs frontaliers : légalité de la modification intervenue par la loi-programme du 19 décembre 2014

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Mouscron), 12 mai 2020, R.G. 18/187/A

Mis en ligne le vendredi 15 janvier 2021


Tribunal du travail du Hainaut (division Mouscron), 12 mai 2020, R.G. 18/187/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 12 mai 2020, le Tribunal du travail du Hainaut (division de Mouscron) a jugé que la modification de l’arrêté royal du 23 décembre 1996 (portant exécution de la loi du 26 juillet 1996) par la loi-programme du 19 décembre 2014 n’est pas contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, non plus qu’à son article 23 et au principe de standstill.

Les faits

Une salariée a travaillé comme travailleur frontalier en France de 1973 à 2015 et elle a presté également comme salariée en Belgique. Elle a perçu, lors de sa mise à la pension, une pension de retraite française et un complément extra-légal français.

Par une décision du 28 novembre 2017, le Service fédéral Pensions lui a refusé l’octroi d’une pension à charge de la Belgique, au motif de la perception par elle d’une pension à charge de la France. Cette pension française est de l’ordre de 11.600 euros par an.

L’intéressée a introduit un recours auprès du tribunal du travail, considérant qu’elle est en droit de prétendre à un complément de pension de retraite prévu par l’arrêté royal du 23 décembre 1996 portant exécution des articles 15, 16 et 17 de la loi du 26 juillet 1996 (loi portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux de pension).

Une loi-programme du 19 décembre 2014 a modifié cet arrêté royal mais l’intéressée considère que ces modifications ne lui sont pas applicables, car contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution (s’agissant d’une différence de traitement non susceptible de justification raisonnable et sa légitime confiance ayant été trompée), ainsi qu’à l’article 23 de la Constitution, qui renferme le principe de standstill. Si la modification en cause n’était pas intervenue, elle pourrait prétendre à un complément de pension pour travailleur salarié de l’ordre de 6.200 euros par an.

A titre subsidiaire, elle demande au tribunal d’interroger la Cour constitutionnelle sur la conformité aux articles 10, 11 et 13 de la Constitution de la modification intervenue suite à la loi-programme du 9 décembre 2014, les pensions de retraite complémentaires ayant été intégrées dans le calcul du complément à la pension de retraite pour travailleurs salariés et aucun régime transitoire n’ayant été prévu. Une question voisine est formulée par rapport à l’article 23 de la Constitution et le principe de standstill.

La décision du tribunal

Le tribunal rappelle la modification intervenue dans les droits à la pension des travailleurs transfrontaliers accédant à celle-ci à partir du 1er janvier 2015, suite à l’article 198 de la loi-programme du 19 décembre 2014. Celui-ci a revu les conditions d’octroi d’un complément de pension de retraite, prévoyant actuellement trois hypothèses :

  • Pour les travailleurs frontaliers (au saisonniers) atteignant l’âge de la pension avant le 1er décembre 2015 (ou répondant aux conditions pour percevoir une pension de retraite anticipée avant cette date), il y a maintien de l’ancien régime. Un complément à la pension de retraite peut être accordé, seules les pensions légales étrangères et belges étant prises en compte dans le calcul de celui-ci. Le complément peut être octroyé avant qu’une pension de retraite étrangère soit attribuée pour l’activité en cause.
  • S’il y a des périodes de travail en qualité de travailleur frontalier ou saisonnier avant le 1er janvier 2015 mais que l’âge de la pension n’est pas acquis avant le 1er décembre 2015 (ou que les conditions pour percevoir une pension de retraite anticipée ne sont pas remplies), un complément peut être accordé à partir du moment où une pension de retraite étrangère sera perçue. En outre, en sus des pensions légales étrangères et belges, sont pris en compte pour le calcul du complément de la pension de retraite les avantages complémentaires belges et étrangers.
  • Si l’assuré social ne présente pas de période comme travailleur frontalier ou saisonnier avant le 1er janvier 2015, il y a suppression du droit à un complément à la pension de retraite.

L’intéressée fait partie du deuxième groupe, de telle sorte que toutes les pensions légales belges et étrangères ainsi que tous les avantages de pension belges et étrangers (ainsi les pensions complémentaires) sont portés en déduction de la pension de droit interne pour déterminer le complément. Il en résulte que le montant de la pension accordé au travailleur frontalier se voit réduit, du fait de la déduction des avantages complémentaires. En l’occurrence, le complément de l’avantage français fait baisser d’autant le montant du complément belge.

Le tribunal examine successivement la question d’une différence de traitement non justifiée entre travailleurs frontaliers selon qu’ils ont atteint l’âge de la pension avant ou après la date reprise dans la loi et l’absence de régime transitoire.

Sur la première question, rappelant que la Cour constitutionnelle a été saisie à diverses reprises de la légalité des modifications apportées au fil du temps au régime des pensions, le tribunal renvoie à trois arrêts (C. const., 12 janvier 1995, n° 1/95, 17 janvier 2013, n° 2/2013 et 30 novembre 2017, n° 135/2017). Les modifications adoptées ont pour objet d’assainir les finances publiques. C’est une question d’intérêt général. Le tribunal estime que, vu l’évolution du régime des pensions, la modification ne peut être considérée comme ayant des effets disproportionnés.

Pour ce qui est de l’absence de disposition transitoire, la Cour constitutionnelle a retenu dans deux arrêts (C. const., 30 novembre 2017, n° 135/2017 et C. const., 20 octobre 2009, n° 163/2009) qu’il n’y a pas violation des articles 10 et 11 de la Constitution sauf si cette absence entraîne une différence de traitement non susceptible de justification raisonnable ou s’il est porté atteinte de manière excessive au principe de légitime confiance. Le tribunal constate qu’existe un régime transitoire, vu les diverses hypothèses retenues, et que la modification législative est intervenue alors que les droits de la demanderesse en matière de pension n’étaient pas encore ouverts.

Quant au standstill, le tribunal rappelle que l’obligation de le respecter n’est pas absolue et il renvoie encore ici à diverses décisions de la Cour constitutionnelle (C. const., 30 juin 2014, n° 95/2014, 21 mai 2015, n° 67/2015 et 30 novembre 2017 ci-dessus). Il conclut que le niveau de protection n’est en l’espèce pas sensiblement réduit, l’intéressée bénéficiant, du fait de sa pension française et du complément français, d’un montant équivalent à celui qu’elle aurait perçu si elle avait fait sa carrière en Belgique. Enfin, il retient que la mesure est protectrice en ce qui concerne les droits des travailleurs bénéficiant d’une pension de retraite pour une activité exercée avant le 1er janvier 2015.

Il conclut dès lors au non fondement de la demande.

Intérêt de la décision

Ce jugement rappelle la modification de l’arrêté royal du 23 décembre 1996 portant exécution des articles 15, 16 et 17 de la loi du 26 juillet 1996, pour les travailleurs salariés tombant sous l’application du Règlement CE n° 883/2004. Il s’agit de dispositions concernant essentiellement les travailleurs frontaliers et saisonniers. Depuis la modification du texte, est accordé un complément à la pension de retraite égal à la différence entre le montant de la pension qui aurait été obtenue si l’activité salariée avait été exercée en Belgique pour les périodes de l’activité pour lesquelles une pension légale étrangère est octroyée, et le montant total de l’ensemble des pensions légales et des avantages complémentaires belges et étrangers.

Le texte a défini l’avantage complémentaire comme tout avantage belge ou étranger destiné à compléter une pension. Sont également visées les rentes acquises par des versements visés par la loi du 28 mai 1971, payées sous la forme de capital, ainsi que tout avantage payé à une personne, quel que soit son statut, en exécution d’une promesse individuelle de pension, ainsi encore que la pension complémentaire visée à la loi-programme du 24 décembre 2002.

Le tribunal a retenu, de l’examen des montants perçus et de ceux qui l’auraient été si l’activité avait été exercée uniquement en Belgique, qu’il n’y a pas de perte financière et que, dès lors, la mesure n’a pas entraîné une réduction de la protection sociale.

Par ailleurs, il a rappelé que la modification législative est intervenue avant que le droit de l’intéressée à une pension ne soit ouvert et que l’on ne peut considérer comme illégal le fait que des modifications intervenues dans ce régime puissent également s’appliquer aux effets juridiques de faits antérieurs à leur entrée en vigueur.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be