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Harcèlement moral : demande d’indemnisation sur pied des articles 32decies et 32tredecies de la loi du 4 août 1996

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 20 mai 2020, R.G. 2017/AB/669

Mis en ligne le vendredi 29 janvier 2021


Cour du travail de Bruxelles, 20 mai 2020, R.G. 2017/AB/669

Terra Laboris

Dans un arrêt du 20 mai 2020, la Cour du travail de Bruxelles, saisie d’une demande d’octroi de deux indemnités, dans le cadre de la loi du 4 août 1996 (32decies et 32tredecies), reprend les distinctions entre ces deux réparations, dès lors qu’une plainte en harcèlement a été introduite.

Les faits

Au service d’une société (société coopérative active dans le domaine de la mobilité et de la sécurité routière) depuis 2000, une employée administrative est licenciée en juillet 2015 moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. Dans les trois années précédant son licenciement, plusieurs événements se sont produits : la société a dû, dans le cadre de la sixième réforme de l’Etat clôturée début 2014, transférer certaines compétences de l’Etat fédéral aux Régions (changements entraînant des démissions en vue du transfert, ainsi que des départs en prépension). Par ailleurs, l’intéressée a été en incapacité de travail pendant plusieurs périodes et des difficultés l’opposaient, manifestement, à deux collègues, ce qui l’amena à déposer une plainte auprès du conseiller en prévention, pour risque psychosocial (harcèlement moral). Son conseil était par ailleurs intervenu six semaines avant le licenciement, mettant l’employeur en demeure de la faire travailler dans les conditions convenues.

Le licenciement fut expliqué, quant à ses motifs, par des modifications importantes de l’organisation de la société, dues notamment à la régionalisation de certaines compétences exercées pour le compte du pouvoir fédéral. Des précisions étaient données quant à l’incidence de cette diminution de compétences sur les divers services. Etait également pointé le refus de l’employée de toute autre proposition ou réaffectation que celle qui l’intéressait. Entre-temps, manifestement dans l’ignorance du licenciement intervenu, le conseiller en prévention avait transmis son avis à l’employeur en énonçant des propositions de prévention collectives et individuelles relatives à la situation de travail exposée.

L’intéressée introduisit une procédure devant le Tribunal du travail de Bruxelles. Par jugement du 8 mai 2017, celui-ci, saisi de deux demandes de paiement de six mois de rémunération (l’une sur pied de l’article 32decies et l’autre de l’article 32tredecies de la loi du 4 août 1996), fit partiellement droit à la demande, allouant l’indemnité prévue par l’article 32tredecies.

La société a interjeté appel.

L’arrêt de la cour

La cour fait une synthèse globale de la matière sur le plan des sanctions. Elle rappelle que l’article 32decies, § 1er/1, a été introduit par la loi du 28 mars 2014. Il prévoit que l’employeur peut être responsable de dommages et intérêts causés par le harcèlement moral d’un de ses travailleurs en tant que civilement responsable. La cour reprend des extraits des travaux parlementaires à cet égard et souligne que la responsabilité de l’employeur peut être engagée sur la base de l’article 1382 du Code civil s’il n’a pas pris les mesures adéquates alors qu’il est informé d’une situation de harcèlement moral ou d’une situation psychosociale autre.

En l’espèce, la cour examine s’il y a lieu appliquer l’article 32decies, la société considérant que cette demande n’est pas recevable, n’ayant pas été dirigée contre les auteurs du harcèlement. La cour rappelle que l’employeur est visé par cette disposition, étant susceptible de payer des dommages et intérêts en raison du harcèlement moral dont s’est rendu coupable son travailleur, en sa qualité de civilement responsable.

La cour conclut sur cette question à la recevabilité de la demande en tant que dirigée contre l’employeur, mais à son non-fondement en l’absence de harcèlement moral ainsi que de faute en lien de causalité avec un dommage (la faute s’identifiant à l’absence de mesures prises pour aplanir les tensions et les conflits). Pour conclure à l’absence de harcèlement, la cour renvoie à l’avis du conseiller en prévention, qui a analysé minutieusement les faits invoqués, à savoir plus exactement une partie d’entre eux, au motif qu’il ne serait pas possible de relater l’ensemble des faits allégués. Elle souligne également que l’allégation d’un fait ne prouve pas la réalité de celui-ci et les réexamine en détail, concluant que, s’ils sont pris ensemble ou isolément, les différents faits pointés, mis en parallèle avec les explications données par la société ou les personnes impliquées, ne constituent pas des faits de harcèlement, même si l’intéressée les a ressentis comme tels.

Pour ce qui est des refus exprimés par sa hiérarchie sur diverses questions relatives au travail, la cour rappelle qu’ils sont l’expression du pouvoir hiérarchique et ne constituent pas en l’espèce un comportement abusif. Elle examine plus spécifiquement une critique faite par l’employée à son ex-employeur, étant que celui-ci aurait mal géré un conflit existant entre elle et une collègue (en hyperconflit avec elle), qui a conduit à son incapacité de travail en 2015. La cour précise à cet égard que cette demande de dommages et intérêts n’est plus basée sur l’article 32decies de la loi du 4 août 1996 et que, de ce fait, si le fondement du chef de demande est un manque de réaction adaptée de l’employeur à une situation psychosociale autre que du harcèlement moral (en l’occurrence, le conflit interpersonnel), l’intéressée ne bénéficie plus du système de partage de la preuve et d’indemnisation forfaitaire instaurée par l’article 32decies, mais doit démontrer concrètement la faute de l’employeur ainsi que le dommage subi et la relation causale, tous critères exigés par l’article 1382 du Code civil. Tout en précisant qu’il « n’est jamais facile pour une personne absente durant une longue période de revenir au travail », la cour constate qu’il n’est pas exact de prétendre que rien n’a été fait pour gérer le conflit entre les deux employées.

En outre, la plainte formelle en harcèlement ayant été déposée alors que l’intéressée était en incapacité de travail et qu’elle n’est plus jamais revenue travailler, l’employeur ne peut se voir reprocher une absence de démarche dans l’intervalle. Enfin, le conseiller en prévention ayant remis son avis après le licenciement, aucun argument ne peut être tiré du fait que ses recommandations n’ont pas été suivies et qui constituerait une faute de l’employeur.

La cour conclut à la réalité de la souffrance au travail de l’employée, exacerbée par certains événements étrangers à la relation de travail (régionalisation et incertitudes entraînées par celle-ci), mais qu’elle n’établit pas avoir été victime de faits permettant de présumer du harcèlement moral. La demande de dommages et intérêts est dès lors non fondée.

La cour en vient alors à l’indemnité réclamée sur pied de l’article 32tredecies. Elle fait une nouvelle synthèse de la question, reprenant des extraits des travaux parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi du 10 mai 2007, recherchant la volonté du législateur. Ce qu’il a voulu protéger au travers de l’article 32tredecies, § 1er, alinéa 1er, 1° à 3°, est le licenciement en représailles au dépôt d’une plainte pour harcèlement ou violence au travail, que celle-ci soit déposée au niveau de l’entreprise, du fonctionnaire compétent, des services de police, d’un membre du ministère public ou du juge d’instruction. La cour en veut pour preuve que la protection débute au moment du dépôt de la plainte et non de l’information du dépôt donnée à l’employeur, que ce soit via le conseiller en prévention (en cas de plainte motivée) ou par les autres personnes ayant reçu la plainte dans le cadre des autres possibilités de dépôt.

Elle renvoie encore à cet égard à l’arrêt de la Cour de cassation du 20 janvier 2020 (Cass., 20 janvier 2020, n° S.19.0019.F), qui a précisé que, si cette disposition interdit à l’employeur de mettre fin à la relation de travail en raison du dépôt de la plainte, elle n’exclut pas que le licenciement puisse être justifié par des motifs déduits de faits invoqués dans celle-ci.

Il convient dès lors que l’employeur démontre que le licenciement a eu lieu pour d’autres motifs que le dépôt de la plainte formelle et la cour conclut à cet égard que, notamment, vu le refus exprimé par l’intéressée à propos d’une affectation qui lui avait été proposée, son manque de flexibilité est démontré à suffisance.

Il ne s’agit dès lors pas d’un licenciement en représailles.

La cour réforme, en conséquence, le jugement, l’intéressée étant déboutée de ses demandes. Elle est en outre condamnée aux dépens, étant l’indemnité de procédure de 3.000 euros par instance.

Intérêt de la décision

La cour examine dans cette affaire les deux indemnités postulées par la demanderesse, étant d’une part celle – qui se retrouve « classiquement » – eu égard à la protection contre le licenciement en cas de dépôt de plainte formelle et, d’autre part – ce qui est moins courant –, l’indemnité fixée par l’article 32decies, qui peut être réclamée en réparation du préjudice matériel et moral causé par la violence ou le harcèlement moral ou sexuel au travail. Cette action peut être dirigée contre l’auteur des faits, qui peut être un travailleur, l’employeur ou un tiers. Les travaux préparatoires ont précisé que l’employeur peut toutefois être amené à payer cette indemnisation en tant que civilement responsable des fautes commises par ses travailleurs mais qu’il pourrait se retourner contre ceux-ci a posteriori pour réclamer ce paiement, sous réserve de l’application éventuelle des règles d’immunité de responsabilité du travailleur.

Sur l’application de l’article 32tredecies, § 1er, la cour rappelle le récent arrêt de la Cour de cassation du 20 janvier 2020 (Cass., 20 janvier 2020, n° S.19.0019.F – précédemment commenté). Le mécanisme légal est dès lors clair : il n’y a pas lieu d’examiner si la plainte pour harcèlement est fondée ou non mais si l’employeur justifie de motifs de licenciement étrangers. La charge de la preuve de ces motifs lui incombe et, si ceux-ci ne sont pas rapportés, l’employeur est redevable d’une indemnité forfaitaire de six mois ou de dommages et intérêts correspondant au préjudice réellement subi.


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