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Matériel d’aide individuelle à l’intégration : un examen de la Cour du travail de Liège

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 10 juin 2020, R.G. 2019/AL/6

Mis en ligne le vendredi 29 janvier 2021


Cour du travail de Liège (division Liège), 10 juin 2020, R.G. 2019/AL/6

Terra Laboris

Dans un arrêt du 10 juin 2020, la Cour du travail de Liège (division Liège) s’interroge – et ordonne une réouverture des débats – sur la question de l’exclusion de l’intervention de l’AViQ pour du matériel d’aide individuelle à l’intégration (tricycle couché à propulsion podale), la matière étant à la fois de la compétence de cette Agence et de l’I.N.A.M.I.

Les faits

Suite à une hémorragie cérébrale survenue alors qu’elle avait vingt ans (en 2015), une assurée sociale a, après revalidation, conservé une hémiparésie gauche. Elle a été initiée à des sports adaptés, dont le vélo couché à trois roues, propulsé à la force des jambes (dit « trike »). Il s’agit du seul modèle qui lui convient et, selon un rapport médical, celui-ci est absolument nécessaire, d’autant que l’intéressée était très sportive avant l’accident et qu’il s’agit à peu près de la seule activité sportive qu’elle est encore capable d’effectuer.

Une demande a été introduite en ce sens auprès de l’AViQ, qui a refusé son intervention. Ceci a donné lieu à une procédure devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), qui a condamné l’AViQ à intervenir dans l’achat de celui-ci (avec plafond).

Le dispositif du jugement prévoit que le montant de l’intervention est diminué de 10% au titre de contribution personnelle et que le paiement sera effectué sur la base de factures détaillées dans un délai maximum d’un an à dater de la notification du jugement.

L’Agence a interjeté appel de ce jugement.

Moyens de l’AViQ devant la cour

L’AViQ fait essentiellement valoir que

  • son intervention est résiduaire par rapport à celle de l’I.N.A.M.I. ;
  • l’exclusion progressive des tricycles s’explique notamment par une prise charge de plus en plus importante de cette aide par le secteur soins de santé et indemnités, l’objectif n’étant pas seulement budgétaire ;
  • avant d’exclure les tricycles, la réglementation n’a jamais autorisé une intervention générale pour ceux-ci, cette intervention étant demeurée exceptionnelle sur la base d’une décision du Comité de gestion.

La décision de la cour

La cour examine successivement les trois moyens de l’AViQ.

Sur le premier, elle renvoie à la nomenclature, qui définit les « aides à la mobilité » comme étant une voiturette, un cadre de marche ou un tricycle orthopédique et, par extension, un système de station debout. Il s’agit d’appareils spécialement conçus pour aider les personnes à se déplacer à la maison ou à l’extérieur et qui sont considérés comme des « dispositifs médicaux » au sens de la Directive européenne n° 93/42/CE.

L’AViQ considérant que son intervention a un caractère résiduaire par rapport à celle de l’I.N.A.M.I. – dont elle affirme que celle-ci ne peut être exclue dans le cas d’espèce –, la cour conclut que la procédure d’admission (qui doit être initiée par le fabricant) ne peut être opposée à l’intéressée pour lui refuser le bénéfice de cette aide.

Ensuite, l’AViQ exposant que l’I.N.A.M.I. prend progressivement en charge davantage d’aides de ce type, la cour retient que cette affirmation ne peut faire échec à la demande, même s’il apparaît qu’au fil du temps, la liste de l’I.N.A.M.I. s’est étoffée. Reste cependant une question, étant que l’AViQ considère que les tricycles non pris en charge par une intervention AMI sont des appareils courants, non dédiés spécifiquement au handicap et donc accessibles à tous et n’engendrant pas de coût supplémentaire par rapport à une personne valide. La cour pose dès lors la question de savoir si l’Agence doit intervenir – ce que cette dernière dénie pour ce motif. Reste ainsi en discussion la question de savoir s’il s’agit d’un tricycle courant ou d’un tricycle orthopédique, question qui fera l’objet d’une réouverture des débats.

Vient alors le rappel de l’évolution réglementaire quant à l’exclusion (ou non) des tricycles, l’arrêt du 20 février 2019 rendu par le Conseil d’Etat (C.E., 20 février 2019, n° 243.760) ayant annulé l’arrêté du Gouvernement wallon du 11 juin 2015 en ce qu’il tendait à supprimer ou à restreindre des aides individuelles antérieurement prévues, et ce au motif de contrariété avec l’article 23 de la Constitution. Cet arrêté du Gouvernement a en effet exclu tous les tricycles, des mesures étant déjà intervenues antérieurement, prévoyant cependant des exceptions.

Pour l’AViQ, ceci signifie une prise en charge de plus en plus importante de ce matériel par l’I.N.A.M.I. La cour constate cependant que les tricycles couchés n’ont été admis par celui-ci qu’à partir du 1er avril 2016. Au jour de la décision querellée, la cour constate que le tricycle pour lequel l’intéressée sollicite une intervention de l’AViQ n’est visé ni par le Code réglementaire ni par l’Annexe AMI.

Un examen comparatif avec d’autres matériels, ainsi pour un « hand-bike » (qui est admis) et pour un « vélo couché à trois roues » d’une marque déterminée (type « kettwiesel », tricycle non pourvu d’une propulsion manuelle, qui l’est également), montre une différence de traitement inexpliquée, qui va faire l’objet d’une réouverture des débats.

La cour rappelle ensuite que, comme l’a relevé le tribunal, le texte en vigueur à l’époque contenait une lacune intrinsèque et que ce dernier l’a comblée en étendant le bénéfice de la norme incriminée à l’ensemble des personnes considérées comme se trouvant dans une situation comparable. Il avait en effet vu une violation des articles 10 et 11 de la Constitution entre deux catégories de personnes, l’une bénéficiant d’une intervention pour une bicyclette à propulsion manuelle (exception prévue à l’Annexe) et l’autre ne bénéficiant pas d’une intervention dans l’hypothèse d’un tricycle non orthopédique à propulsion podale. Pour ces derniers, ni l’I.N.A.M.I. ni l’AViQ n’interviennent. Pour l’I.N.A.M.I., seuls figurent dans la liste de remboursement de l’assurance soins de santé les tricycles orthopédiques et, pour l’AViQ, tous les tricycles sont exclus par l’article 736 du Code réglementaire et aucune exception ne figure en cas de tricycle non orthopédique à propulsion podale. Pour le tribunal, il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité.

La cour constate cependant, à propos de l’arrêt du 20 février 2019 du Conseil d’Etat, que ses effets ont été maintenus pendant trois mois, en application de l’article 14ter des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat. Se pose dès lors une nouvelle question à cet égard, étant de savoir si l’article 14ter des lois coordonnées doit prévaloir sur l’article 159 de la Constitution, question que la cour qualifie de « primordiale » et qu’elle renvoie également en vue de la réouverture des débats, soulignant l’enseignement de la Cour constitutionnelle du 9 février 2012 (C. const., 9 février 2012, n° 18/2012), qui a conclu à l’absence de violation par l’article 14ter des articles 10, 11 et 13 de la Constitution, combinés avec l’article 159. La Cour constitutionnelle a notamment précisé que le contrôle prévu à l’article 159 de la Constitution doit être interprété en combinaison avec le principe de la sécurité juridique ainsi qu’avec l’ordre juridique de l’Union européenne et à la Convention européenne des droits de l’homme. En conséquence, si l’article 159 ne prévoit aucune restriction au mode de contrôle de légalité qu’il consacre, une telle restriction se justifie néanmoins, si elle est nécessaire pour assurer le respect d’autres dispositions constitutionnelles ou de droits fondamentaux (points B.8.1. et B.8.2.). Il en résulte (pour la doctrine) qu’une juridiction ne paraît plus en mesure d’écarter l’application d’une norme illégale dont le Conseil d’Etat a maintenu les effets.

Enfin, l’aide individuelle à l’intégration des personnes handicapées étant une matière couverte par l’article 23, 2°, de la Constitution (étant le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale médicale et juridique), la cour entreprend l’examen de la question eu égard à l’obligation de standstill.

Quatre questions figurent dès lors dans le dispositif de l’arrêt en vue de la réouverture des débats, dont celle de savoir s’il convient d’écarter l’application de l’arrêté du Gouvernement wallon précédant celui du 11 juin 2015, à savoir celui en date du 13 mars 2014, qui a exclu certains tricycles orthopédiques, et ce sur la base de l’article 159 de la Constitution, en raison d’une violation des principes d’égalité et de non-discrimination et/ou de l’obligation de standstill.

Intérêt de la décision

Dans cette matière très spécifique, où la cour analyse d’ailleurs très en détail la terminologie utilisée dans les textes, se pose, vu des modifications intervenues dans le temps à diverses reprises et ayant pour effet une restriction des droits des assurés sociaux à l’égard de l’AViQ, elle a saisi une question centrale, étant le respect de l’obligation de standstill prévue à l’article 23 de la Constitution.

La spécificité du litige est la position de l’AViQ (qui intervient dans le cadre de l’aide sociale, aide telle qu’organisée par le Code wallon pour la santé et la sécurité) par rapport au remboursement prévu dans la législation fédérale au niveau du secteur soins de santé et indemnités. La cour a constaté que l’I.N.A.M.I. intervient, au fil du temps, pour davantage de matériels, mais que, en ce qui concerne l’espèce dont elle est saisie, il peut y avoir un « blanc ». Elle a abordé la question sous l’angle de l’égalité et de l’interdiction de la discrimination, le tribunal ayant pour sa part conclu qu’il y avait une lacune intrinsèque et qu’il était autorisé à la combler en étendant le bénéfice de la norme incriminée à l’ensemble des personnes considérées comme se trouvant dans une situation comparable.

Affaire à suivre donc, la solution qui sera dégagée par la cour pouvant avoir une incidence sur d’autres situations voisines, à cheval entre l’intervention de l’AViQ et celle de l’I.N.A.M.I.


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