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Droit au séjour fondé sur l’article 10 du Règlement n° 492/2011 et prestations subsidiaires de subsistance

Commentaire de C.J.U.E., 6 octobre 2020, Aff. n° C-181/19 (JOBCENTER KREFELD – WIDERSPRUCHSSTELLE c/ JD)

Mis en ligne le vendredi 26 février 2021


Cour de Justice de l’Union européenne, 6 octobre 2020, Aff. n° C-181/19 (JOBCENTER KREFELD – WIDERSPRUCHSSTELLE c/ JD)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 6 octobre 2020, la Grande Chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne a rendu un implorant arrêt, faisant le lien entre le droit au séjour fondé sur l’article 10 du Règlement n° 492/2011 et les limitations à l’octroi de l’assistance sociale prévues à l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38, la Cour statuant également eu égard aux dispositions du Règlement CE n° 883/2004 (article 70, § 2).

Les faits

Un ressortissant polonais, époux d’une compatriote, a deux filles. Les membres de la famille s’installent en Allemagne et le couple se sépare. Les deux filles résident avec leur père, chez qui elles sont domiciliées. L’épouse rentre en Pologne en 2016. Le père est salarié en Allemagne. Il tombe en incapacité de travail en 2016, percevant son salaire jusqu’à la fin de la relation de travail, intervenue le 31 octobre. Il perçoit ensuite des indemnités de maladie pendant six semaines. Il émarge au chômage pendant deux périodes en 2017 et retrouve un travail à temps plein en 2018. Dans l’intervalle, il a perçu, pour lui-même et ses deux filles, des prestations de protection sociale, étant des allocations « subsidiaires » de chômage pour lui-même et des allocations sociales pour les enfants. Avant sa reprise du travail en janvier 2018, il demande, pendant qu’il est au chômage (12 juin – 23 octobre 2017), le versement de prestations pour ses deux filles, prestations qualifiées de « prestations de subsistance ». Celles-ci sont refusées au motif qu’il n’a pas conservé la qualité de travailleur salarié et séjourne à ce moment en Allemagne en tant que demandeur d’emploi.

Un recours est introduit devant le Sozialgericht Düsseldorf (Tribunal du contentieux social de Düsseldorf), demandant la condamnation du Jobcenter (débiteur) au paiement de ces prestations pour la période du 8 juin au 31 décembre 2017.

Le recours aboutit au motif que, si l’intéressé ne peut plus se prévaloir de la qualité de travailleur salarié pour fonder un droit au séjour, ses filles bénéficient du droit de séjour en vertu du Règlement n° 492/2011. Elles résident et sont scolarisées en Allemagne. Elles sont des enfants mineurs d’un ancien travailleur migrant ayant été occupé dans cet Etat membre et peuvent dès lors prétendre à un droit de séjour au titre de l’article 10 du Règlement. Celui-ci fonde ensuite le droit de séjour du père en tant que parent assurant leur garde effective. Pour le tribunal, le droit de séjour tiré de l’article 10 à des fins d’enseignement et de formation d’un enfant d’un (ancien) travailleur migrant est indépendant des droits de séjour organisés par la Directive n° 2004/38/CE. Il s’agit d’un droit autonome. L’article 24, § 2, de cette Directive ne s’applique dès lors pas. Pour le tribunal, le droit allemand n’est pas conforme au droit de l’Union.

Appel est interjeté devant le Landessozialgericht Nordrhein-Westfalen (Tribunal supérieur du contentieux social de Rhénanie-du-Nord-Westphalie). Cette juridiction saisit la Cour de Justice. Le juge allemand expose que la jurisprudence nationale est partagée sur la question et que le droit allemand a pris des dispositions afin d’éviter que le droit de séjour obtenu au titre de l’article 10 du Règlement n° 492/2011 ne puisse constituer une exception à l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38/CE, et ce afin d’éviter que les dispositions de cette dernière ne soient vidées de leur substance et que les citoyens en cause ne deviennent une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’Etat d’accueil. Elle opte quant à elle pour la thèse qui retient que le droit de séjour octroyé au titre de l’article 10 n’est pas soumis aux dispositions de la Directive n° 2004/38 (se référant aux arrêts IBRAHIM et SECRETARY OF STATE FOR THE HOME DEPARTMENT du 23 février 2010 (Aff. n° C 310/08) et TEIXEIRA du 23 février 2010 (Aff. n° C 480/08)).

Le juge allemand fait également valoir que l’applicabilité de l’article 24, § 2, se pose aussi au regard de l’article 4 du Règlement n° 883/2004, applicable en l’occurrence dès lors que le travailleur est affilié en Allemagne à un système de prestations familiales visé par le Règlement ainsi qu’à un système d’assurance sociale en cas de chômage. A cet égard, les prestations de subsistance seraient des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif au sens de l’article 70, § 2, du Règlement n° 883/2004 auxquelles s’applique le principe d’égalité de traitement.

En conséquence, des questions préjudicielles sont posées à la Cour de Justice. Elles sont au nombre de deux.

Les questions préjudicielles

En substance, la première question porte sur l’article 18, 1er alinéa, T.F.U.E., les articles 7, § 2, et 10 du Règlement n° 492/2001 et l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38/CE. La question est de savoir si les dispositions du Traité et du Règlement n° 492/2011 ne s’opposent pas à une réglementation d’un Etat membre en vertu de laquelle un ressortissant d’un autre Etat et ses enfants mineurs, qui jouissent tous, dans le premier Etat, d’un droit de séjour fondé sur l’article 10 au titre de la scolarisation de ces enfants dans cet Etat, sont en toutes circonstances et automatiquement exclus du droit aux prestations visant à assurer leur subsistance.

La seconde question vise les articles 3, §§ 3 et 4, et 70, § 2, du Règlement n° 883/2004 et l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38, étant de savoir s’il y a compatibilité avec ses dispositions d’une réglementation d’un Etat membre en vertu de laquelle un ressortissant d’un autre Etat membre et ses enfants mineurs, qui jouissent tous dans le premier Etat d’un droit de séjour fondé sur l’article 10 (scolarisation) et y sont affiliés à un système de sécurité sociale, sont en toutes circonstances et automatiquement exclus du droit aux prestations spéciales en espèces à caractère non contributif.

La réponse de la Cour

La cour entame l’examen de la première question, rappelant de très nombreux arrêts de sa jurisprudence. Elle identifie, en premier lieu, les prestations de subsistance comme visant à garantir des moyens d’existence à leurs bénéficiaires et contribuant de ce chef à leur intégration dans la société de l’Etat membre d’accueil. Il s’agit dès lors d’avantages sociaux aux sens de l’article 7, § 2, du Règlement n° 492/2011. Elle souligne la qualité de travailleur salarié de l’intéressé avant de tomber au chômage pour considérer que le seul fait qu’il est devenu économiquement inactif pendant cette période ne saurait conduire à écarter l’application du principe d’égalité de traitement prévu à l’article 7, § 2, du Règlement n° 492/2011.

Par ailleurs, dans sa jurisprudence, elle a jugé que les droits dont bénéficient le travailleur de l’Union et les membres de sa famille en vertu du Règlement n° 492/2011 peuvent, dans certaines circonstances, subsister même après la cessation de la relation de travail.

Elle considère ensuite que des personnes disposant d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 du Règlement n° 492/2011 bénéficient du droit à l’égalité de traitement en matière d’octroi d’avantages sociaux même lorsqu’elles ne peuvent plus se prévaloir de la qualité de travailleurs dont elles ont initialement tiré leur droit de séjour. Quant à l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38, la dérogation au principe d’égalité de traitement qu’il contient ne s’applique que dans des situations relevant de son § 1er, à savoir celles dans lesquelles le droit de séjour est fondé sur cette Directive et non celles dans lesquelles ce droit trouve son fondement autonome dans l’article 10 du Règlement n° 492/2011.

La Cour rappelle ensuite qu’elle a déjà considéré, s’agissant de demandeurs d’emploi, que la dérogation prévue à l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38/CE ne s’applique qu’aux citoyens de l’Union bénéficiant d’un droit de séjour sur le seul fondement de l’article 14, § 4, sous b), de cette Directive (renvoyant à son arrêt ALIMANOVIC du 15 septembre 2015 (Aff. n° C 67/14). Elle conclut que l’exclusion des ressortissants économiquement inactifs d’autres Etats membres, qui jouissent d’un droit de séjour autonome en vertu de l’article 10 du Règlement n° 492/2011, de tout droit aux prestations de subsistance en cause est contraire à l’article 7, § 2, du Règlement n° 492/2011 lu en combinaison avec son article 10. Elle renvoie également au principe de non-discrimination dans le domaine de la libre circulation des travailleurs, mis en œuvre par l’article 45 T.F.U.E., soulignant que celui-ci trouve une expression particulière dans le domaine spécifique de l’octroi d’avantages sociaux (avec renvoi à son arrêt KRAH du 10 octobre 2019 (Aff. n° C 703/17)).

Sur la seconde question, elle conclut, pour les mêmes raisons que celles énoncées ci-dessus, que l’exclusion prévue par la loi allemande, qui conduit à refuser catégoriquement et automatiquement aux ressortissants d’autres Etats membres qui jouissent d’un droit de séjour fondé sur l’article 10 du Règlement n° 492/2011 tout droit aux prestations de subsistance en cause, est contraire à l’article 4 du Règlement n° 883/2004. Elle conclut également à la non-conformité de la législation allemande, qui exclut en toutes circonstances et automatiquement du droit aux prestations spéciales en espèces à caractère non contributif le ressortissant d’un autre Etat membre et ses enfants mineurs qui jouissent dans le premier Etat d’un droit de séjour fondé sur l’article 10 du Règlement n° 492/2011 (scolarisation) et y sont affiliés à un système de sécurité sociale au sens de l’article 34, § 1er, du Règlement n° 883/2004.

Intérêt de la décision

L’arrêt du 6 octobre de la Cour de Justice a été rendu par la Grande Chambre.

Il pose une importante question de principe, étant le lien entre les dispositions du Règlement n° 492/2011 du 5 avril 2011 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union et de la Directive n° 2004/38/CE du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leur famille de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres. L’article 24, § 2, de cette Directive prévoit en effet que l’Etat membre d’accueil n’est pas obligé d’accorder le droit à une prestation d’assistance spéciale pendant les trois premiers mois de séjour ou, le cas échéant, pendant la période plus longue prévue à l’article 14 (maintien du séjour) à des personnes autres que les travailleurs salariés, les travailleurs non salariés, les personnes qui gardent ce statut et les membres de leur famille.

En l’occurrence, les prestations ont été demandées dès lors que le père de famille avait perdu la qualité de travailleur salarié et était (temporairement) inactif.

La Cour de Justice a tranché entre les deux thèses qui lui étaient soumises par le Tribunal supérieur du contentieux social de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, en refusant d’étendre la dérogation de l’article 24, § 2, au titulaire d’un droit de séjour fondé sur l’article 10 du Règlement n° 492/2011. Il s’agit en l’espèce d’un droit obtenu vu la scolarisation des enfants.

La Cour rappelle de très nombreux arrêts de sa jurisprudence, et notamment son arrêt ALIMANOVIC du 15 septembre 2015, dans lequel elle a considéré le droit à des prestations d’assistance sociale du citoyen de l’Union qui exerce son droit à la libre circulation doit tenir compte des conditions posées par la Directive 2004/38 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004, qui prévoit une dérogation au principe d’égalité de traitement dans l’accès à ces prestations.


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