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Présentation aux élections sociales : conditions de la candidature abusive

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 2 novembre 2020, R.G. 20/2.796/A et 20/2.871/A

Mis en ligne le vendredi 26 mars 2021


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 2 novembre 2020, R.G. 20/2.796/A et 20/2.871/A

Terra Laboris

Dans un jugement rendu le 2 novembre 2020, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) a abordé la problématique de la candidature abusive aux élections sociales, rappelant qu’il appartient à l’employeur d’établir les conditions de l’abus de droit de cette présentation.

Objet de l’action

Deux sociétés de la région liégeoise constituant une seule unité technique d’exploitation ont introduit devant le Tribunal du travail de Liège un recours contestant la présentation par une organisation syndicale représentative d’un candidat comme délégué aux élections sociales. L’affaire met en présence les deux sociétés, le candidat et son organisation syndicale, ainsi que les autres organisations représentées dans ces entreprises.

Les faits

Un travailleur a été engagé par une de ces deux sociétés en 2016, après avoir travaillé pour elle en qualité d’intérimaire. Il s’occupe de la maintenance sur des véhicules blindés et participe à des missions de conduite de ces véhicules, effectuant également les entretiens de pièces.

En 2018, il est victime d’un burnout et se trouve alors en butte à un comportement violent et menaçant d’un collègue. La direction de la société qui l’emploie (ci-après « la société ») a organisé une médiation, à la demande de l’intéressé, et celle-ci s’est enlisée. Le travailleur retombe en incapacité de travail début novembre 2019, ayant été quelques jours auparavant de nouveau victime de propos menaçants.

En même temps, il se présente aux élections sociales.

En janvier 2020, une réunion est organisée en vue de sa reprise du travail. Lors de celle-ci, est évoquée la possibilité de le licencier. Ce licenciement intervient le 24 janvier, moyennant paiement d’une indemnité compensatoire.

L’organisation syndicale introduit, dans le cadre du calendrier électoral, une réclamation contre le contenu de l’avis X, afin de voir l’intéressé inscrit sur la liste des employés (celui-ci bénéficiant de la protection occulte à ce moment). Le tribunal, saisi dans le cadre de ce recours, rend un jugement le 20 mars 2020 disant pour droit que le nom de l’intéressé devait figurer sur cette liste.

Le syndicat sollicite, en conséquence, sa réintégration, en application de l’article 14 de la loi du 19 mars 1991. Celle-ci est acceptée par la société, qui précise que ceci n’implique aucune renonciation au droit de contester le caractère régulier de la candidature. Elle fait valoir son caractère abusif et se réserve de solliciter l’autorisation de procéder à son licenciement pour motif grave.

Cette procédure est effectivement introduite par citation du 24 avril 2020 et est renvoyée au rôle. L’exécution du contrat de travail est suspendue et, en fin de compte, par requête du 12 octobre 2020, le recours dont le tribunal est ici saisi est introduit, pour candidature abusive.

Position des parties devant le tribunal

La société expose que, lors de la réunion en vue de la reprise du travail, l’intéressé aurait marqué accord pour être licencié – ce que celui-ci conteste vivement. La candidature aux élections sociales ne visait dès lors qu’à le prémunir contre un licenciement, compte tenu de ce que la relation de confiance et la situation étaient fortement dégradées. Elle expose les difficultés de la médiation (que l’intéressé n’aurait plus voulu poursuivre) et le fait qu’une plainte a été déposée auprès d’Attentia. Elle souligne également qu’auparavant, l’intéressé n’avait pas d’activité syndicale.

Quant à celui-ci, il conteste avoir accepté d’être licencié et signale qu’il a présenté sa candidature dès le 4 novembre 2019, déposant comme preuve de ce fait une attestation d’un collègue, également candidat sur la même liste et qui aurait eu une discussion avec lui dès le mois d’octobre à ce sujet. Il précise avoir été interpellé par les difficultés rencontrées dans le cadre de l’organisation du travail au sein de la société. Il dépose, parmi d’autres éléments, une attestation de la secrétaire permanente de son syndicat, qui indique avoir été contactée par lui en été 2009 et confirme qu’il s’est intéressé au rôle de représentant du personnel. Il considère en conséquence que rien ne peut permettre d’établir le caractère abusif de sa candidature.

La décision du tribunal

Le tribunal constate que le dépôt de la candidature dès novembre 2019 est établi et n’est au demeurant pas contesté. A ce moment, aucun élément n’était de nature à prévoir un licenciement. Au contraire, puisqu’à l’issue de la période d’incapacité de travail, une réunion a été tenue afin d’envisager la reprise.

En droit, le tribunal rappelle qu’il appartient aux tribunaux du travail d’examiner si la candidature n’a pas été déposée en vue d’échapper à un licenciement légitime (renvoyant notamment à un jugement du Tribunal du travail de Liège du 8 avril 1983, R.G. 112.646/83). Pour que la candidature puisse être déclarée abusive, il faut, selon le tribunal, que l’employeur établisse que celle-ci avait pour seul but de protéger le travailleur et non de traduire sa volonté d’exercer un mandat de représentant des travailleurs dans un organe de concertation.

Le tribunal renvoie encore à un jugement du Tribunal du travail de Bruxelles du 13 avril 2012 (Trib. trav. Bruxelles, 13 avril 2012, R.G. 12/4.430/A), qui a jugé que l’absence d’activité syndicale passée est sans incidence (sous peine de faire obstacle à toute première candidature) et que, dans l’espèce qui lui était soumise, l’intéressé avait exprimé différentes préoccupations et revendications collectives et avait accompli des démarches avec la permanence syndicale en vue de constituer une liste complète de candidats.

Pour le Tribunal du travail de Liège, si aucune activité syndicale n’a été exercée avant la présentation, il y a au dossier des éléments qui confirment la réalité des préoccupations syndicales du travailleur, le tribunal soulignant également qu’il avait suivi des sessions d’information organisées pour les futurs candidats aux élections sociales. La société n’établissant pas que la candidature – déposée bien avant le licenciement – aurait eu pour seul but de le protéger contre un éventuel licenciement, le recours est rejeté.

Intérêt de la décision

Le tribunal examine, dans une procédure distincte de celles susceptibles de surgir dans le cadre du calendrier électoral, une question particulière, étant celle du caractère abusif de la candidature. Celle-ci n’est en effet pas soumise au calendrier électoral et ne peut d’ailleurs faire partie d’une demande qui interviendrait dans les procédures spéciales organisées par la loi dans ce cadre. C’est donc à juste titre que le recours a été introduit séparément.

Sur le fond, le tribunal examine, selon les principes habituels, le caractère abusif de la présentation du candidat eu égard aux règles de l’abus de droit au sens de la théorie générale.

La candidature abusive est un exemple de la figure de l’abus de droit, qui consiste en un détournement d’un droit. Est visée la possibilité pour un travailleur de se présenter non en vue de remplir normalement la mission du représentant du personnel, mais, en détournant cette institution de sa fonction, de poursuivre un autre objectif, qui est en fin de compte de se protéger contre un licenciement qui serait décidé par l’employeur.

En conséquence de cette règle, il appartient à l’employeur, comme à tout qui invoque l’abus de droit, de le prouver. Cette preuve doit porter en l’espèce sur le détournement du droit-fonction, étant le fait que la candidature a été présentée dans un autre but, d’où l’examen par le tribunal de la question de savoir si le seul but poursuivi est étranger à la mission du représentant du personnel.

Outre les décisions rappelées par le tribunal dans son jugement, l’on peut encore renvoyer sur la question à un jugement du 25 avril 2012 du Tribunal du travail de Mons (Trib. trav. Mons, 25 avril 2012, R.G. 12/1.060/A et 12/1.061/A), où il a été jugé que, pour apprécier l’existence d’un abus de droit, le tribunal doit tenir compte des principes suivants :

  • La présentation des candidats relève de la responsabilité de type politique des organisations syndicales : le choix d’un candidat éventuellement incompétent, inapproprié ou peu engagé dans l’action syndicale est d’abord sanctionné par la non-élection de ce candidat ou la baisse des suffrages ;
  • Le caractère abusif ne peut jamais se déduire de considérations, de supputations ou d’estimations relatives à la réalité de l’engagement futur du candidat dans les organes sociaux : nombreux sont ceux qui, dans cette matière comme dans d’autres, ont découvert le chemin en marchant.

L’appréciation du tribunal est extrêmement marginale : le rejet d’une candidature pour abus de droit doit être réservé aux situations claires, quasi incontestables, dans lesquelles il apparaît que le motif de la candidature est totalement étranger au souci de fonctionnement des organes sociaux et dans lesquelles, s’il devait être élu, il est certain ou quasi certain que le représentant du personnel n’exercera pas sa mission.


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