Terralaboris asbl

Pensions d’entreprise : interdiction des discriminations indirectes et examen des justifications

Commentaire de C.J.U.E., 24 septembre 2020, Aff. n° C-223/19 (YS c/ NK AG)

Mis en ligne le lundi 12 avril 2021


Cour de Justice de l’Union européenne, 24 septembre 2020, Aff. n° C-223/19 (YS c/ NK AG)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 24 septembre 2020, la Cour de Justice de l’Union européenne répond à plusieurs questions posées par un juge autrichien en ce qui concerne la conformité au droit européen de la législation autrichienne prévoyant un prélèvement sur les pensions versées directement à leurs bénéficiaires par des entreprises contrôlées majoritairement par l’Etat ainsi que la suppression de l’indexation du montant de celles-ci.

Les faits

En vertu d’une convention signée avec son employeur relative à l’octroi d’une pension d’entreprise, un autrichien, admis à la retraite en 2010, perçoit (notamment) une « prestation définie directe ». La société a comme actionnaire principal le Land de Basse-Autriche, qui détient une participation d’environ 51% dans celle-ci.

La convention prévoyant notamment une indexation conforme à celle des salaires prévue par une convention collective du secteur concerné, un taux de 3% aurait dû venir majorer le montant versé. La société n’a cependant pas effectué cette indexation, vu une disposition figurant dans la loi générale sur la sécurité sociale, insérée en 2018 dans le cadre d’une modification du régime des pensions de retraite.

Un recours a été introduit par l’intéressé devant le Landesgericht Wiener Neustadt (Tribunal régional de Wiener Neustadt, Autriche) en contestation non seulement de l’absence d’augmentation de la pension, mais également de l’application de certains prélèvements autorisés par la nouvelle loi. Il a également demandé que ses droits futurs soient fixés.

La conformité de la loi nouvelle au droit européen interpelle le juge autrichien. Il saisit la Cour de Justice, précisant notamment que ces dispositions nationales ont été adoptées sous la forme de dispositions constitutionnelles, et ce principalement afin de limiter la possibilité de contester leur validité devant la Cour constitutionnelle.

Il pose en conséquence non moins de huit questions à la Cour de Justice.

La décision de la Cour

La Cour répond principalement sur les première et deuxième questions, qu’elle examine ensemble dans leur première partie, la seconde partie de chacune étant examinée à part. La Cour analyse, ensuite, les réponses à apporter aux troisième à septième questions et, enfin, à la huitième.

1.
Les première et deuxième questions portent sur le point de savoir si les dispositions litigieuses relèvent du champ d’application de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, ainsi que de la Directive n° 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.

La Cour répondra que rentrent effectivement dans le champ d’application de ces deux directives les dispositions de droit interne en vertu desquelles une partie du montant de la pension d’entreprise que l’employeur s’est engagé conventionnellement à verser directement à son ancien travailleur doit être prélevée à la source par lui et, d’autre part, l’indexation contractuellement convenue est privée d’effet. La « prestation définie directe » perçue ne relève pas du champ d’application de la Directive n° 79/7 du Conseil du 19 décembre 1978 relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale.

2.
La seconde partie de la première question concerne la Directive n° 2006/54 et la compatibilité avec celle-ci d’une réglementation nationale en vertu de laquelle les bénéficiaires d’une pension qu’une entreprise contrôlée par l’Etat s’est engagée conventionnellement à leur verser directement et qui dépasse certains seuils fixés se voient privés d’un montant retenu sur la partie de la pension excédant l’un de ces seuils et également du bénéfice d’une indexation contractuellement convenue de la pension, lorsque beaucoup plus de bénéficiaires masculins que féminins sont affectés par ladite réglementation.

Il s’agit d’examiner l’existence d’une discrimination indirecte, s’agissant de comparer parmi les personnes percevant une pension sous forme de « prestation définie directe » d’une entreprise contrôlée par l’Etat les personnes affectées par les dispositions nationales en cause en raison du montant de la prestation et les personnes qui ne le sont pas. Il s’avère que, malgré le caractère apparemment neutre du critère, seuls les bénéficiaires de pension dont le montant dépasse certains seuils sont désavantagés par ces dispositions.

Pour ce qui est de savoir si cette différence de traitement désavantage particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre, se pose pour la Cour la question de savoir s’il est prouvé à suffisance de droit que la réglementation nationale affecte négativement une proportion significative plus importante de personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, renvoyant ici à son arrêt SCHUCH-GHANNADAN (C.J.U.E., 3 octobre 2019, Aff. n° C-274/18, SCHUCH-GHANNADAN c/ MEDIZINISCHE UNIVERSITÄT WIEN).

La Cour rappelle que l’appréciation des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination indirecte appartient à la juridiction nationale, qui doit notamment apprécier la fiabilité des données statistiques et, à supposer qu’elle découvre une différence de traitement susceptible de constituer une telle discrimination indirecte fondée sur le sexe, il lui appartient de procéder à l’examen de proportionnalité.

Elle constate à cet égard que les dispositions nationales ne paraissent pas entraîner des mesures qui iraient au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs visés, notamment dans la mesure où elles tiennent compte des capacités contributives des personnes concernées, tant les montants prélevés en vertu de la nouvelle réglementation que les limitations d’augmentation des pensions étant échelonnés en fonction des montants des prestations octroyées.

S’agissant en outre d’assurer le financement durable des pensions de retraite, le fait qu’une entreprise déterminée puisse avoir constitué des réserves suffisantes à cette fin ne saurait en lui-même remettre en cause le caractère nécessaire des dispositions adoptées, qui visent l’ensemble des entreprises détenues majoritairement par l’Etat fédéral et le Land de Basse-Autriche.

Les articles 5, sous c), et 7, sous a), iii), ne s’opposent dès lors pas à une réglementation nationale telle que celle soumise à la Cour et dont il est constaté que le pourcentage d’anciens travailleurs affectés par la réglementation est considérablement plus élevé parmi les hommes que les femmes, le juge de renvoi devant vérifier que les conséquences soient justifiées par des facteurs objectifs étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

3.
La seconde partie de la deuxième question concerne la compatibilité avec la Directive n° 2000/78 de la privation d’un montant retenu sur la pension qu’une entreprise contrôlée par l’Etat s’est engagée conventionnellement à verser aux anciens travailleurs ainsi que du bénéfice d’une indexation. La réponse à cette question est négative : il n’y a pas opposition entre l’article 2, §§ 1er et 2, sous b), de la Directive n° 2078 et une telle réglementation.

4.
La Cour examine ensuite et ensemble les cinq questions suivantes, qui portent sur la compatibilité de la réglementation avec la Charte des droits fondamentaux (articles 16, 17, 20 et 21). Elle retient que les dispositions nationales constituent une mise en œuvre du droit de l’Union en vertu de l’article 51, § 1er, de la Charte et qu’elles doivent ainsi respecter les droits fondamentaux que celle-ci garantit, dont le principe d’égalité en droit de toute personne et l’interdiction de toute discrimination fondée notamment sur le sexe, l’âge ou la fortune.

La Cour, rappelant son arrêt FELBER (C.J.U.E., 21 janvier 2015, Aff. n° C-529/13, FELBER c/ BUNDESMINISTERIN FÜR UNTERRICHT, KUNST UND KULTUR), indique que l’examen de la discrimination (âge et sexe) doit être fait uniquement au regard respectivement des Directives n° 2008/78 et n° 2006/54. Pour ce qui est d’une discrimination fondée sur la fortune – à supposer celle-ci établie –, une telle circonstance est susceptible d’être justifiée en l’occurrence pour les raisons exposées ci-dessus (sous réserve des vérifications à opérer par le juge de renvoi). Il n’y a pas de violation des principes de la Charte.

Ces dispositions doivent dès lors être interprétées comme ne s’opposant pas à une telle réglementation nationale.

5.
Enfin, la huitième question porte sur la protection juridictionnelle, vu l’absence de voie de recours autonome. La Cour conclut ici qu’il n’y a pas de violation du principe de protection juridictionnelle effective dès lors que les dispositions nationales peuvent être mises en cause de manière incidente.

Intérêt de la décision

Plusieurs types de discrimination ont été soulevés en cette affaire, étant non seulement celles fondées sur le sexe et l’âge, mais également la fortune, puisque les mesures en cause n’affectent que certains bénéficiaires de la prestation en cause, étant ceux se situant à partir d’un certain niveau de revenus.

Les mesures nationales prises en 2018 (loi de modification des pensions de retraite de 2018) ont manifestement été prises aux fins de réduire l’écart entre les pensions, en l’occurrence les pensions d’entreprise. Le juge autrichien avait exposé, en présentant ces questions préjudicielles, que les personnes n’ayant pas atteint un certain âge n’étaient pas affectées par les dispositions nationales en cause dès lors que les conventions relatives à la « prestation définie directe » n’avaient plus été conclues en Autriche à partir de l’année 2000. Cependant, ce type de convention ayant généralement été conclu avec des personnes ayant acquis un nombre important d’années d’ancienneté et un certain niveau de responsabilité au sein de l’entreprise, celles-ci auraient aujourd’hui atteint un certain âge. A ceci, il convient d’ajouter le constat que les dispositions nationales en cause affectaient majoritairement la pension d’entreprise des hommes.

La Cour a, dans un premier temps, défini le cadre légal de référence, en droit européen pour ce qui est de ce type de pension, étant que la Directive n° 79/7 ne trouve pas à s’appliquer, au contraire des Directives n° 2000/78 et 2006/54. La Cour a repris, pour chaque question, le rôle du juge de renvoi, qui doit notamment examiner dans quelle mesure une différence de traitement constatée peut être justifiée par des facteurs objectifs étrangers à toute discrimination.

L’on peut rappeler à cet égard – comme elle l’a fait dans son considérant n° 56 – notamment ses arrêts LEONE (C.J.U.E., 17 juillet 2014, Aff. n° C-173/13, LEONE c/ GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ET CAISSE NATIONALE DE RETRAITE DES AGENTS DES COLLECTIVITÉS LOCALES), relatif aux moyens choisis pour atteindre le but légitime de politique sociale recherché, ainsi que BRACHNER (C.J.U.E., 20 octobre 2011, Aff. n° C-123/10, BRACHNER c/ PENSIONSVERSICHERUNGSANSTALT), où elle a confirmé que les Etats membres disposent d’une large marge d’appréciation pour ce qui est du choix des mesures susceptibles de réaliser les objectifs de leur politique sociale et de l’emploi.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be