Terralaboris asbl

Quels sont les pouvoirs du juge lorsqu’il est saisi d’un recours contre une décision rendue dans une matière où l’administration exerce un pouvoir discrétionnaire ?

Commentaire de C. trav. Mons, 24 août 2006, R.G. 18.494

Mis en ligne le mercredi 26 mars 2008


Cour du travail de Mons, 24 août 2006, R.G. n° 18.494

Terra Laboris asbl – Pascal Hubain

Dans un arrêt du 24 août 2006, la cour du travail de Mons a jugé que le juge doit pouvoir contrôler la décision de l’administration même lorsque celle-ci exerce un pouvoir qualifié de discrétionnaire ou d’appréciation. Le contrôle s’effectue par rapport à la légalité tant externe qu’interne de la décision. Tel est le cas lorsque le Collège des médecins directeurs de l’Inami se prononce sur les cas dignes d’intérêt suite à une demande de prise en charge de soins de santé et indemnités auprès du Fonds spécial de solidarité.

Les faits

S., enfant mineur présente de graves séquelles d’une affection rare (encéphalite congénitale avec quadri parésie spastique). Pendant plusieurs années, elle a été prise en charge par un centre situé à Gosselies. Lorsque S. a atteint l’âge de 9 ans, ce centre a informé ses parents que leur enfant avait atteint le seuil maximum d’autonomie et qu’elle ne progresserait plus. Les parents de S. ont alors décidé de se tourner vers une autre prise en charge et ont découvert une méthode prodiguée par l’Institut pour l’achèvement du potentiel humain aux Etats-Unis. Depuis 1988, ils se sont rendus deux fois par an, accompagnés de leur fille aux Etats-Unis et ont constaté une nette amélioration de son état, attestée par plusieurs médecins spécialistes belges.

Les parents de S. ont ensuite été informés de l’existence du Fonds spécial de solidarité par le cabinet du Ministre des affaires sociales, ce qui les a déterminés à introduire une demande auprès de leur mutuelle pour obtenir l’intervention du Fonds pour la prise en charge des frais inhérents à l’application au cas de leur fille de la « méthode pour l’achèvement du potentiel humain » dispensée aux Etats-Unis.

La mutuelle a donc, en son temps, introduit une demande d’intervention pour un total de 176.992 anciens francs belges, justifiée par pièces.

Deux ans après avoir introduit leur dossier par l’intermédiaire de leur mutuelle (mais la demande de la mutuelle date du 13 mai 1996…), le Fonds spécial de solidarité a avisé le médecin conseil de la mutuelle des parents de S. de son refus d’intervention, pour le motif qu’il ne s’agit pas d’un cas « digne d’intérêt ». Dans sa décision, le Fonds spécial de solidarité motive son refus par le fait que les séjours aux Etats-Unis n’ont pas été prescrits par un médecin spécialiste belge, que la décision du voyage résulte d’une initiative personnelle des parents de l’enfant et enfin que le dossier ne fait pas état d’une autorisation du médecin conseil de la mutuelle pour des soins à l’étranger.

La décision ne sera, dans un premier temps, notifiée qu’au médecin directeur de la mutuelle, celui-ci la répercutant exclusivement alors auprès de la mère de S.

La décision du Collège des médecins directeurs de l’Inami sera contestée par un délégué syndical, mandaté par les parents de S., en leurs qualités d’administrateurs légaux et judiciaires de leur fille mineure à l’époque de la demande initiale.

La mutuelle des parents de S. sera également mise à la cause mais ne comparaîtra pas.

La décision du tribunal

Le premier juge a déclaré la requête des parents de S. recevable et fondée et a condamné l’Inami au remboursement d’une somme de 4.386,77 € à charge du Fonds spécial de solidarité, à majorer des intérêts légaux.

La position des parties en appel

L’Inami a interjeté appel, considérant que le tribunal du travail ne pouvait pas se substituer au Collège des médecins directeurs, chargé de statuer sur les demandes adressées au Fonds spécial de solidarité, en ce que celui-ci doit décider s’il s’agit ou non d’un cas digne d’intérêt et doit ensuite fixer le montant de l’intervention dans le cas d’espèce. Le caractère discrétionnaire de la décision résulte pour l’Inami du texte même de l’article 25, § 4, de la loi coordonnée et de l’article 2, § 3 et 4, de l’arrêté royal du 26 février 2001, le Collège des médecins directeurs pouvant décider, dans les cas dignes d’intérêt, que le Fonds spécial de solidarité peut prendre en charge certaines prestations de soins de santé et l’intervention étant déterminée par le Collège des médecins directeurs. Par ailleurs, pour l’Inami, la notion de « cas digne d’intérêt » vise d’une part les prestations de santé devant être effectuées pour un bénéficiaire lorsque le rétablissement de sa santé exige des soins dans un établissement hospitalier, lesquels doivent être exécutés à l’étranger et qui sont au préalable estimés indispensables par le médecin conseil et acceptés par les instances médicales belges faisant autorité.

En outre, ces prestations de santé doivent avoir dépassé le stade expérimental et être prescrites par des médecins spécialistes qui pratiquent la médecine en Belgique et qui peuvent prendre en charge les patients après la réalisation desdites prestations de santé. Or, le séjour des parents de S. au Etats-Unis, séjour dont le remboursement est demandé, n’aurait pas été prescrit par un médecin spécialiste belge, spécialisé dans le traitement de l’affection concernée mais découlerait d’une initiative strictement personnelle de leur part.

De même, il n’y aurait dans le dossier aucune autorisation du médecin conseil pour des soins prodigués à l’étranger en sorte que les prestations effectuées aux Etats-Unis ne peuvent être remboursées (article 294, §1er de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 en matière d’assurance soins et santé et indemnités).

Les parents de S. rappellent quant à eux qu’ils demandent une intervention du Fonds spécial de solidarité pour certaines séances de formation dispensées aux Etats-Unis à des parents d’enfants tétraplégiques spastiques congénitaux, dont le coût se résume aux frais de voyage en avion pour trois personnes, aux honoraires facturés par l’Institut concerné aux Etats-Unis ainsi qu’à des frais de motel et de location de voiture. Ils rappellent également que le Fonds spécial de solidarité peut prendre en charge le coût de traitements et de frais de déplacements à l’étranger dans des cas dignes d’intérêt qui ne répondent pas aux conditions très strictes de l’article 25 § 2 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994.

Pour eux, il n’y a aucune restriction quant à l’étendue de la compétence des juridictions du travail sur les décisions prises par le Collège des médecins directeurs (article 167 des lois coordonnées du 14 juillet 1994 et 580 du code judiciaire). L’article 25, § 4, de la loi du 14 juillet 1994 prévoit en effet que : « par dérogation au § 2, le Collège des médecins directeurs peut décider, dans des cas dignes d’intérêt, que le Fonds spécial de solidarité peut prendre en charge la quote-part personnelle du bénéficiaire pour des prestations de santé dispensées à l’étranger ainsi que les frais de voyage et de séjour du bénéficiaire et le cas échéant, de la personne qui l’accompagne… ». Par conséquent, l’Inami ne peut refuser de considérer un cas comme étant digne d’intérêt par référence aux conditions prévues à l’article 25, § 2.

La décision de la cour du travail

(1) Sur le fond, la cour répond d’abord à un argument soulevé par les parents de S., à savoir l’absence de motivation de la décision, au sens de la loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs. Pour la cour, la simple lecture de la décision entreprise permet de se rendre compte que l’exigence de motivation formelle a été respectée (indication dans l’acte des considérations de droit et de fait fondant la position prise ou adoptée par l’administration), la circonstance que cette motivation soit, le cas échéant, erronée en fait ou en droit relevant du fond du litige. La cour refuse dès lors d’annuler l’acte administratif entrepris.

(2) La cour va ensuite se prononcer au sujet de sa compétence par rapport à l’appréciation des cas « dignes d’intérêt » et rappeler également la portée de cette notion. Si le juge est compétent pour statuer sur le droit aux indemnités d’incapacité de travail ou aux prestations, il doit pouvoir se prononcer dans les litiges relatifs à la mise en œuvre effective de ce droit (date de prise de cours du droit, date de paiement et prise en charge).

Le droit aux prestations d’une part et le bénéfice effectif ou concret de celles-ci d’autre part sont en effet indissociables et constituent ensemble le droit subjectif auxdites indemnités ou prestations.

Par ailleurs, même lorsque l’administration exerce un pouvoir qualifié de discrétionnaire ou d’appréciation, le juge doit pouvoir contrôler la décision non seulement par rapport à la légalité externe de la décision (compétence de l’auteur, vices de forme éventuels, régularité de la procédure) mais encore vis-à-vis de sa légalité dite interne (motivation en droit et en fait).

La cour estime que le juge peut également contrôler si l’appréciation de l’administration est raisonnable même si cela touche à l’opportunité de la décision. Il importe peu à cet égard que le Collège des médecins directeurs dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans la manière dont il gère son budget, sur lequel il n’a d’ailleurs aucune maîtrise en terme d’attribution ou d’importance. Par conséquent, les juridictions du travail disposent d’une compétence de pleine juridiction pour apprécier les termes « digne d’intérêt », notion de pur fait.

Par contre, la cour estime que les juridictions du travail ne peuvent condamner le Fonds spécial de solidarité à payer une somme déterminée dans la mesure où le Fonds spécial de solidarité est financé par un prélèvement sur les ressources de l’assurance et dont le montant est fixé pour chaque année civile par le Ministre compétent.
Sur ce point précis, la cour estime que le premier juge s’est correctement prononcé en « disant pour droit » que les demandeurs « ont droit » au remboursement de la somme de 4.386,77 € à charge du Fonds spécial de solidarité de l’Inami, augmentée des intérêts légaux.

(3) En ce qui concerne la notion « digne d’intérêt », la cour estime, comme les parents de S., qu’une demande articulée sur base du § 4 de l’article 25 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 ne doit pas répondre aux conditions strictes du § 2 (vu le terme « par dérogation au § 2 » ) et que cette notion peut s’apprécier de manière autonome tant pour ce qui concerne la quote-part personnelle du bénéficiaire pour des prestations de santé dispensées à l’étranger que pour les frais de voyage et de séjour du bénéficiaire et le cas échéant de la personne qui l’accompagne.

Elle estime également qu’il ne peut être renvoyé aux conditions d’intervention de l’article 294, § 1er de l’arrêté royal du 3 juillet 1996, qui vise, de manière générale, les prestations fournies en dehors du territoire national. Bien au contraire, le Fonds spécial de solidarité peut intervenir, même si les conditions de l’article 294, §1er ne sont pas réunies.

C’est donc bien au juge du fond de donner corps de manière raisonnable et proportionnée à la notion « digne d’intérêt » en fonction des éléments de la cause qui lui sont soumis.

En l’espèce, la cour note :

  • que l’affection présentée par S. est rare, grave et très lourdement invalidante.
  • que cette affection présente, depuis la naissance de S., une charge pour les parents (famille composée de quatre enfants)
  • que les parents, de modeste condition, ont pris toutes les dispositions pour que leur fille atteigne son seuil maximum d’autonomie et que les frais générés pour un suivi plus adéquat aux Etats-Unis ont contribué à une très nette amélioration de son état
  • que ces frais sont justifiés par pièces et, même s’ils sont importants, qu’ils ne sont pas proportionnés, dispendieux ou pharaoniques et concernent bien un traitement et pas strictement des séances de formation.

La cour en déduit que le cas est bien « digne d’intérêt » et que l’appréciation de l’administration a été, en l’espèce, manifestement déraisonnable.

L’intérêt de la décision

Confirmant une jurisprudence bien établie, la cour du travail de Mons rappelle utilement que la notion de cas digne d’intérêt n’est pas une notion laissée à l’appréciation exclusive (voire arbitraire) du Collège des médecins directeurs de l’Inami.

Le juge doit pouvoir contrôler la décision, non seulement par rapport à sa légalité externe mais également par rapport à sa légalité dite interne, ce qui implique un contrôle de la motivation tant en droit qu’en fait.

En droit, la cour confirme que la notion de cas digne d’intérêt est une notion qui s’apprécie de manière autonome, c’est-à-dire sans référence aucune à d’autres conditions (telles que celles prévues par l’article 25, § 4, alinéa 1er, de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 ou par l’article 294, § 1er de l’arrêté royal du 3 juillet 1996).

En fait, la cour a eu une approche humaine et raisonnable de la notion de cas digne d’intérêt en rappelant les conditions de fait du dossier et les difficultés auxquelles ont été confrontés les parents de S. avant de prendre la décision d’accompagner leur fille aux Etats-Unis pour poursuivre un nouveau traitement, difficultés entendues dans un sens large.

On peut néanmoins se poser la question de savoir si cette conception autonome de l’appréciation du cas digne d’intérêt, lorsque le remboursement concerne un traitement à l’étranger, n’est pas discriminatoire au regard des conditions extrêmement strictes prévues par l’article 25, §4, alinéa 1er, de la loi du 14 juillet 1994, lorsqu’il s’agit d’un traitement prodigué en Belgique…

Notons enfin que la loi du 27 avril 2005, en vigueur depuis le 1er avril 2005, a revu les articles 25 et suivants de la loi coordonnée le 14 juillet 1994. Concernant les interventions dans le cadre de soins délivrés à l’étranger, l’article 25 sexies précise actuellement qu’outre la condition de cas digne d’intérêt, d’une part, le médecin conseil doit donner son accord et d’autre part, que ces soins doivent être prescrits, avant leur réalisation, par un médecin spécialiste, spécialisé dans le traitement de l’affection concernée et autorisé à pratiquer la médecine en Belgique.


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