Terralaboris asbl

L’appréciation des nécessités de fonctionnement de l’entreprise : les étapes du contrôle du motif et son étendue sur la preuve qui incombe à l’employeur

Commentaire de Trib. trav. Bruxelles, 26 avril 2007, R.G. 65.699/03

Mis en ligne le jeudi 27 mars 2008


Tribunal du travail de Bruxelles, 26 avril 2007, R.G. n° 65.699/03

TERRA LABORIS ASBL – Pascal Hubain

Dans ce jugement du 26 avril 2007, le tribunal du travail de Bruxelles précise l’étendue du contrôle qui doit être effectué par le juge lorsque un motif fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise est invoqué dans le cadre de l’article 63 de la loi du 3 juillet 1978. Ce contrôle doit d’abord porter sur la nécessité de licencier au regard de la situation de l’entreprise et ensuite, si cette nécessité est prouvée, sur le choix du travailleur à licencier, choix qui ne peut comporter un motif illicite ou arbitraire. Le tribunal rappelle également que l’employeur doit apporter un ensemble d’éléments de preuve de nature à assurer la conviction qu’il n’a pas abusé de son droit de licencier et exerce un contrôle rigoureux sur cette preuve.

Rétroactes et position des parties

L’affaire a fait l’objet de deux décisions. Un premier jugement a été rendu le 17 mars 2005 ordonnant une réouverture des débats. Le jugement qui est ici commenté donne la solution au litige.

Engagé le 28 octobre 1991 comme ouvrier manutentionnaire, un travailleur est licencié le 8 novembre 2002 moyennant paiement d’une indemnité de rupture. Il assigne l’employeur devant le tribunal du travail, réclamant une indemnité pour licenciement abusif.

L’employeur considère que ce licenciement n’est pas abusif, invoquant un motif fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise. Il fait valoir que :

  • La mise en œuvre d’un système informatique performant a permis l’accélération de la distribution et la diminution des manipulations des produits.
  • Le nombre de magasins en exploitation a diminué de 20 % au cours des trois dernières années précédant le licenciement, ce qui implique une diminution du volume des marchandises à manipuler. Il ne peut toutefois déposer les pièces comptables relatives aux quantités de marchandises à manipuler par le personnel car ces marchandises ne lui sont pas facturées et parce qu’il intervient dans le cadre d’une prestation de services en gérant un stock de produits appartenant à une autre société.
  • Il a décidé en 2002 de réorganiser les tâches au sein du dépôt. Les activités du dépôt ont été scindées en deux départements, ce qui a amené le travailleur licencié (et un autre), à manipuler moins de marchandises.
  • L’amélioration des systèmes a permis de ne plus prévoir qu’un seul poste de travail à l’avant du dépôt, endroit où le travailleur prestait.
  • Il a choisi de licencier ce travailleur en raison de sa conduite et d’absences répétées et régulières qui ont empêché la bonne marche des affaires de l’entreprise.

Le travailleur considère que le motif invoqué n’est pas établi : les explications de l’employeur pêchent par un excès de généralité, les évolutions dont il fait état sont très anciennes et il a réengagé après le licenciement. Aussi, en l’absence de preuve d’obligation de licencier en raison de nécessités de l’entreprise, les critères du choix du travailleur licencié ne doivent pas être examinés. De toute manière, les absences pour maladie sont peu nombreuses et l’employeur n’établit pas qu’elles dépassent la moyenne des absences admises parmi son personnel. Sa conduite n’est pas critiquable, l’employeur n’ayant aucun grief à son encontre.

La décision du tribunal

Dans un premier temps, le tribunal rappelle son jugement du 17 mars 2005 et les principes qui doivent être appliqués dans le cadre de l’article 63 de la loi du 3 juillet 1978, sanctionnant le licenciement abusif de l’ouvrier, à savoir que l’employeur doit apporter la preuve que le licenciement n’est pas abusif, c’est-à-dire qu’il doit produire un ensemble d’éléments de preuve de nature à apporter la conviction qu’il n’a pas abusé de son droit de licenciement.

En l’espèce, le licenciement a été motivé par les nécessités de fonctionnement de l’entreprise. L’employeur doit établir l’existence de ces nécessités et prouver qu’elles sont de nature à servir de fondement au licenciement. Ainsi, se fondant sur des arrêts de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 28 octobre, 2002, R.G. 38.797 et dans le même sens : C. trav. Bruxelles, 18 mars 2002, R.G. 39.623, www.juridat.be), le tribunal précise que le licenciement n’est pas abusif si l’employeur établit l’existence de nécessités de fonctionnement et prouve que le licenciement de l’ouvrier concerné est fondé sur ces nécessités. Ces nécessités doivent donc constituer les causes réelles du licenciement (« fondées sur »). En d’autres termes, le fonctionnement de l’entreprise doit rendre ce licenciement nécessaire.

Enfin, citant un arrêt de la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 11 octobre 2000, R.G. 13579, www.juridat.be), le tribunal relève qu’Il convient de procéder à un examen en deux étapes, à savoir, dans un premier temps, celui de la situation de l’entreprise, et, si la nécessité de licencier est prouvée, celui du choix du travailleur à licencier, ce choix ne pouvant comporter un motif illicite ou arbitraire ; qu’il faut en effet, pour que l’abus de droit ne soit pas retenu, que les difficultés de l’entreprise ou les nécessités du bon fonctionnement de celle-ci aient été le motif de licenciement ; que la réorganisation en tant que telle n’est un motif licite de licenciement que si elle implique la nécessité soit de licencier le travailleur visé, soit de supprimer une fonction déterminée.

Le tribunal rappelle également que, dans le cadre de la réouverture des débats, il a estimé nécessaire de prendre connaissance du registre du personnel pour les années 2000, 2001 et 2002, afin d’examiner les entrées et les sorties de travailleurs ainsi que l’évolution du personnel en termes de licenciement.

Le tribunal examine ensuite les éléments invoqués à l’appui du motif du licenciement et retient que l’informatisation ne s’est pas faite en 2002 lors du licenciement. L’évolution informatique était déjà ancienne, de sorte qu’elle ne peut avoir une réelle influence sur le licenciement. L’attestation de l’ICT Manager déposée par la société ne peut être retenue à elle seule car elle n’est corroborée par aucun élément objectif, tel que des factures, contrats ou devis relatifs aux investissements informatiques qui y sont mentionnés.

Quant à la diminution du nombre de marchandises à manipuler, le tribunal s’étonne que l’employeur affirme ne pouvoir déposer des pièces comptables. Même si la société ne facture pas directement les marchandises aux magasins, la diminution du nombre de marchandises à manipuler doit se retrouver dans un inventaire des stocks (entrants et sortants) puisque la société doit être en mesure de facturer ses prestations de stock à son maître d’ouvrage, propriétaire des marchandises. En outre, la société ne prouve pas que la facturation se fait de manière forfaitaire.

L’employeur n’établit donc pas la réorganisation qu’il invoque. Les statistiques de salaires qu’il dépose ne sont pas de nature à l’établir car la diminution de personnes entre 1999 et 2001 peut s’expliquer par d’autres motifs et ne peut constituer une preuve de l’existence de nécessités de fonctionnement au moment du licenciement en novembre 2002.

Suite à la réouverture des débats, l’employeur a déposé son registre du personnel ouvert à partir de septembre 2001. Le tribunal constate qu’au cours des années 2001 à 2003, le personnel occupé au dépôt est resté à 10 unités, sans qu’une réduction du personnel soit constatée. Au cours des années 2001-2002, chaque licenciement a été compensé par des engagements. Le licenciement du travailleur fut également suivi dans le mois de l’engagement d’un autre. Ceci démontre que la société ne ressentait pas la nécessité de réduire son personnel. Aussi, le tribunal retient que l’employeur n’établit pas à suffisance de droit que le licenciement est une conséquence de nécessités de fonctionnement qui justifiaient une réduction du personnel.

Vu ces éléments et les pièces déposées par la société, le tribunal estime que la demande de mesure d’instruction sollicitée par l’employeur n’est pas utile à la solution du litige.

Enfin, la question du choix du travailleur à licencier ne se pose pas puisque l’employeur ne prouve pas les nécessités de fonctionnement de l’entreprise.

Intérêt de la décision

Dans ce jugement du 26 avril 2007, le tribunal rappelle les principes essentiels qui président au contrôle de légalité qu’exerce le juge sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, invoquées comme motif de licenciement d’un ouvrier protégé par l’article 63 de la loi du 3 juillet 1978 : la situation invoquée comme nécessités de l’entreprise ainsi que la nécessité de licencier en raison de celle-ci doivent d’abord être prouvées. Ce n’est que si elles sont établies que le contrôle passe ensuite par la vérification de la personne à licencier, choix qui ne peut comporter un motif arbitraire ou illicite.

Sans nullement s’immiscer dans les choix de gestion de l’entreprise, le juge est donc amené à exercer un contrôle important sur la réalité du motif de licenciement allégué, puisqu’il doit pouvoir déterminer si les nécessités de fonctionnement en constituent la cause réelle.


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