Terralaboris asbl

Sanction de l’inertie de la caisse d’assurances sociales dans la procédure judiciaire : pas de renonciation à celle-ci mais manquement au principe de bonne administration

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 9 novembre 2007, R.G. 50.208

Mis en ligne le jeudi 27 mars 2008


Cour du travail de Bruxelles, 09 novembre 2007, R.G. n° 50.208

TERRA LABORIS ASBL – Pascal Hubain

Dans un jugement du 9 novembre 12007, la Cour du travail de Bruxelles a rappelé que la théorie de la « rechtsverwerking » ne peut trouver à s’appliquer et que le principe légalité prime celui de bonne administration.

Les faits

Une caisse d’assurances sociales réclame des arriérés de cotisations de l’ordre de 3.000 EUR à Monsieur D.

La demande est introduite par citation du 18 décembre 1992, représentant des arriérés de cotisations pour les années 1985 à 1988.

Un très long délai s’écoule entre l’introduction de la demande et le jugement, celui-ci n’étant rendu que le 29 juin 2007.

La position du tribunal

Le tribunal va déclarer la demande non fondée au motif que la caisse aurait laissé « dormir » le dossier pendant près de 15 ans. Le tribunal se fonde sur la légitime croyance de l’intéressé en l’abandon de la procédure après autant d’années, exprimant la renonciation de la caisse à celle-ci.

La position des parties en appel

La caisse interjette appel, considérant que le jugement du tribunal du travail ne peut être admis, pour différents motifs. La matière est en effet d’ordre public et le long délai écoulé est sans incidence sur le fait que les cotisations restent dues. Il ne peut y avoir, de ce fait, renonciation tacite à réclamer celles-ci. La caisse rappelle également que la théorie de la « rechtsverwerking » ne peut être appliquée.

Elle justifie également le retard par une enquête confiée à l’I.N.A.S.T.I., ainsi que des complications intervenues ultérieurement, l’affaire ayant été fixée à plusieurs reprises et renvoyée au rôle.

Le tribunal ayant également fait référence à l’abus de droit (au motif que l’intéressé aurait subi un dommage à cause de la lenteur de la procédure et/ou de la carence de la caisse quant à la mise en état du dossier), celle-ci considère que l’intimé est partie à la cause et qu’il a à sa disposition les mêmes moyens qu’elle-même pour faire avancer la procédure. S’il y a des carences à reprocher à l’institution, celles-ci existent de la même manière, vis-à-vis de celui-ci.

Elle rappelle encore l’article 42 de l’A.R. du 19 décembre 1967, qui prévoit, notamment, que l’assujetti ne peut pas invoquer le fait qu’il n’aurait pas reçu d’avis d’échéance pour échapper à son obligation légale de régler ses cotisations. Cette disposition implique, en effet, que l’assujetti ne peut pas rester passif quand la caisse ne lui ordonne pas de payer ses cotisations. Il est tenu d’être actif quant à ce (la caisse rappelant un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 5 janvier 1987, J.T.T. 1987, p. 482), attitude qui n’a certes pas été le cas en l’espèce.

Quant à l’intimé, il n’a pas pris de conclusions dans le cadre de l’appel et il ne comparaît pas davantage.

La position de la Cour

En ce qui concerne l’évolution de la procédure, la Cour va retenir, des explications de la caisse, que des actes ont été accomplis jusqu’en 1999 et que, par ailleurs, l’assujetti disposait de tous les moyens offerts par le Code judiciaire pour faire fixer l’affaire s’il le souhaitait.

Sur la « rechtsverwerking », la Cour rappelle abondamment les principes dégagés en jurisprudence.

Elle retient, ainsi, qu’une tendance minoritaire de certaines juridictions était d’accueillir cette théorie doctrinale, à la fin des années ’80 et, s’il subsistait encore quelques années plus tard l’une ou l’autre décision en ce sens, il faut constater, que, depuis, les juridictions de tous niveaux en ce compris la Cour de cassation, ont rappelé qu’en établissant des règles de prescription, le législateur a implicitement reconnu au justiciable la possibilité de ne pas exercer immédiatement le droit qui lui est conféré et qu’il n’existe pas de principe général suivant lequel un droit subjectif se verrait éteint lorsque son titulaire aurait adopté un comportement objectivement inconciliable avec ce droit. La Cour rappelle ici les termes d’un arrêt de a Cour du travail de Mons (Cour Trav. Mons, 6 décembre 2005, R.G. n° 14.411), qui contient lui-même de très nombreuses références jurisprudentielles.

La Cour de cassation avait en effet relevé, déjà dans un arrêt du 20 février 1992 (Cass. 20 fév. 1992, J.L.M.B. 1992, p.530), qu’une obligation qui est régulièrement née conformément à la loi ne s’éteint que pour une des causes énumérées limitativement par celle-ci et que le principe juridique consacrant la théorie de la « rechtsverwerking » n’existe pas dans notre droit positif. Il ne peut s’agir ni d’un principe autonome ni de l’application de l’exécution de bonne foi des obligations consacrée par l’article 1134 du Code civil. Le droit ne peut dès lors être considéré comme éteint que si les conditions de la prescription extinctive sont réunies.

Par ailleurs, la Cour relève le caractère d’ordre public de la matière. Le principe de légalité va dès lors primer les principes généraux, tels le principe de bonne administration ou ceux repris dans le jugement a quo (principe de légitime confiance ou de croyance légitime).

Elle rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle le droit à la sécurité juridique dont tout redevable bénéficie individuellement n’est pas illimité et doit, dans certaines circonstances, céder devant le principe de légalité garantissant la sécurité juridique et l’égalité envers tous les redevables (Cass. 3 nov. 2000, Pas. 2000, I, p.596, matière fiscale). La Cour du travail reprend de nombreux arrêts de la Cour de cassation, intervenus ultérieurement et, surtout, celui du 29 novembre 2004 (S030057F), qui a cassé un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles ayant considéré que l’O.N.S.S. ne pouvait plus réclamer des cotisations normales (au lieu de cotisations réduites) parce qu’il avait attendu près de 2 ans avant de signaler à un employeur qu’il ne remplissait pas les conditions requises pour celles-ci. Pour la Cour du travail, ce faisant, l’Office avait agi contrairement au principe de bonne administration, qui a trait, entre autres, à la sécurité juridique de l’administré et avait trompé la légitime confiance de la société concernée. Dans l’arrêt qui a censuré cette décision, la Cour de cassation a rappelé que les principes généraux de bonne administration comportent le droit à la sécurité juridique, celui-ci impliquant notamment que le citoyen doit pouvoir faire confiance à ce qu’il ne peut concevoir autrement que comme une règle fixe de conduite et d’administration et en vertu duquel les services publics sont tenus d’honorer les prévisions justifiées qu’ils ont fait naître en son chef. En règle, l’application de ces principes ne peut pas justifier de dérogation à la loi.

La Cour du travail reprend cet enseignement mais relève cependant que, dans cet arrêt, où la Cour de cassation a rappelé la primauté du principe de légalité sur celui de bonne administration, elle a accepté, dans l’analyse du second moyen relatif à une demande de dommages et intérêts (auxquels l’O.N.S.S. avait été condamné par la Cour du travail pour violation du principe de bonne administration et de légitime confiance) que le juge du fond avait pu, sur la base de cette appréciation qui gît en fait, décider que le comportement de l’institution s’analysait en une erreur de conduite pouvant engager sa responsabilité sur la base des articles 1382 et 1383.

La Cour du travail rappelle également que le tempérament au principe de légalité qui peut être fondé sur ces dispositions légales a déjà été mis en exergue dans un autre arrêt de la Cour de cassation du 25 novembre 2002 (n° S000036F).

En l’espèce, vu le défaut de l’intimé et l’absence de tout moyen de défense, auxquels il faut ajouter sa part de responsabilité dans le retard dans la mise en état du dossier, la Cour considère ne pas devoir faire application de l’article 1382 du Code civil (aucune demande n’ayant d’ailleurs été introduite en ce sens).

Intérêt de la décision

La décision annotée rappelle d’une part la primauté du principe de légalité sur celui de bonne administration mais, d’autre part, la possibilité de réclamer des dommages et intérêts pour un préjudice découlant d’une faute de l’administration (ou d’une institution), en l’occurrence un manquement au principe de bonne administration (erreur de conduite).


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