Terralaboris asbl

L’état d’incapacité de travail doit être apprécié par l’expert judiciaire de façon individualisée et concrète

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 13 octobre 2006, R.G. 47.019

Mis en ligne le jeudi 27 mars 2008


Cour du travail de Bruxelles, 13 octobre 2006, R.G. n° 47.019

Terra Laboris asbl – Pascal Hubain

Les faits

Mme E.G., belge d’origine marocaine, ayant un diplôme d’études secondaires inférieures, a travaillé exclusivement comme libraire indépendante.

Elle a cessé son activité professionnelle le 26 janvier 1994 et a été reconnue en incapacité de travail au sens de l’article 19 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971 jusqu’au 31 mars 1995.

Elle est entrée en invalidité, au sens de l’article 20 du même arrêté royal, le 1er avril 1995 jusqu’au 31 mars 2003, date à laquelle le conseil médical de l’invalidité de l’Inami a estimé qu’elle n’était plus incapable d’exercer son activité d’indépendante ainsi qu’une quelconque activité professionnelle dont elle pourrait être chargée équitablement.

Mme E.G. a introduit un recours contre cette décision.

La décision du tribunal

Par jugement du 13 janvier 2004, le tribunal du travail de Bruxelles a désigné un expert judiciaire afin de l’éclairer sur l’incapacité de travail de Mme E.G. à la date du 31 mars 2003, au sens des articles 19 et 20 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971.

L’expert a conclu que les lésions et troubles fonctionnels que présentait Mme E.G. à la date du 31 mars 2003, ne la rendaient pas incapable d’accomplir les tâches qui étaient afférentes à son activité de travailleuse indépendante, tâches qu’elle assumait avant le début de l’incapacité de travail (article 19 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971 instituant un régime d’assurance contre l’incapacité de travail en faveur des travailleurs indépendants).

Curieusement, l’expert confirme également qu’au-delà de la période d’incapacité primaire à partir du 27 janvier 1995 et avant le 31 mars 2003, Mme E.G. n’était pas capable de travailler au sens de l’article 20 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971 et alors que l’Inami ne contestait évidemment pas cette période reconnue d’invalidité.

Selon jugement du 29 juin 2005, le tribunal du travail de Bruxelles a entériné le rapport d’expertise et a donc déclaré non fondé le recours introduit par Mme E.G.

La position des parties en appel

Mme E.G. reproche à l’expert judiciaire d’avoir réduit la reconnaissance de son incapacité de travail à une exigence d’un état de « grabataire » tout en constatant qu’elle n’était pas capable d’accomplir les tâches afférentes à l’activité professionnelle dont elle pourrait être chargée équitablement.

L’Inami estime que Mme E.G. ne formule aucun grief qui n’ait déjà été rencontré par le premier juge et qu’elle ne se réfère pas aux seuls critères applicables, soit ceux de l’article 20 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971.

La décision de la cour

Le litige portant sur une période d’invalidité, la cour du travail de Bruxelles rappelle tout d’abord les critères prévus par l’article 20 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971 qui se cumulent avec ceux de l’article 19 du même arrêté royal.

Mme E.G. doit donc établir qu’à la date du 31 mars 2003 :

  1. elle était, en raison de troubles ou lésions fonctionnelles, incapable d’exercer les tâches afférentes à son activité de libraire indépendante ;
  2. elle était, pour les mêmes raisons, incapable d’exercer une quelconque activité professionnelle (salariée ou indépendante) dont elle pourrait être chargée équitablement.

Fort opportunément, la cour souligne qu’il faut écarter une interprétation stricte de ces exigences, la notion d’inactivité totale à 100% étant une notion théorique qui, dans la pratique, ne se rencontre que dans certains cas extrêmes, et l’accomplissement de tâches minimes ne faisant pas obstacle à ce que le travailleur indépendant remplisse la condition d’avoir mis fin à son activité professionnelle.

La cour rappelle également que l’état d’incapacité doit s’apprécier équitablement, sans entraîner un déclassement social, en prenant en compte différents facteurs pouvant influencer de manière concrète et personnalisée l’aptitude au travail (le rang du travailleur dans la société, son état de santé, sa formation professionnelle, l’importance de la pathologie, la nature des troubles de santé, leur impact sur les aptitudes physiques ou mentales, l’âge, la situation familiale, la nationalité, etc…).

La cour rappelle enfin que pour écarter l’invalidité, son évaluateur ne peut envisager de construction sociale fictive ou inaccessible, l’examen des possibilités du travailleur indépendant devant être concret et détaillé.

En l’espèce, elle estime que les éléments relevés dans le rapport de l’expert judiciaire ne contiennent pas d’indications suffisantes pour affirmer que Mme E.G. était le 31 mars 2003 apte à exercer la profession de libraire occupée en 1994.

Plus particulièrement, c’est à tort que l’expert judiciaire a considéré qu’une remise au travail, dans un emploi équivalent à celui quitté par Mme E.G. en 1994, n’est pas exclue alors qu’un emploi équivalent ne correspond pas à l’exercice des tâches afférentes à l’activité du travailleur indépendant assumées avant le début de l’incapacité tel que prévu par l’article 19 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971.

De même, en ce qui concerne l’exercice d’une quelconque activité professionnelle équitable selon les critères de l’article 20 du même arrêté royal, la cour estime qu’elle ne peut se contenter d’une affirmation selon laquelle un travail de bureau administratif conviendrait parfaitement à Mme E.G., dès lors que l’appréciation de l’état de capacité professionnelle doit être concrète et individualisée en tenant compte des facteurs propres au travailleur et que l’activité dont le travailleur peut être équitablement chargé doit pouvoir être exercée de façon durable et à temps plein.

La cour juge également qu’elle ne trouve pas dans le rapport les éléments nécessaires qui établiraient que les hypothèses de reclassement proposées ont été formulées en tenant compte, d’une part, de l’impact des troubles et lésions physiques et psychiques sur les capacités physiques ou mentales de Mme E.G. et, d’autre part, de sa réelle formation professionnelle et en tenant compte en outre du fait que ces éléments ne peuvent aboutir à un déclassement social et doivent viser une réelle activité professionnelle régulière et à temps plein.

En conséquence de quoi, la cour estime qu’il y a lieu de désigner un nouvel expert qui pourra demander à l’expert judiciaire précédent les renseignements qu’il jugera utiles.

Dans la mission confiée au nouvel expert judiciaire, la cour du travail lui demande de préciser à quelles activités professionnelles concrètes Mme E.G. a équitablement réellement accès.

L’intérêt de la décision

Lorsque le travailleur indépendant se voit notifier par l’Inami une décision de fin d’invalidité, en cas de contestation, l’expert judiciaire doit déterminer si le travailleur était, en raison de troubles ou lésions fonctionnelles, incapable d’exercer les tâches afférentes à l’activité de travailleur indépendant qu’il assumait avant le début de son incapacité de travail, d’une part, et d’autre part si, pour les mêmes raisons, il était incapable d’exercer une quelconque activité professionnelle (comme salarié ou indépendant) dont il pourrait être chargé équitablement.

Le premier intérêt de la décision est de rappeler la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 20/12/1993, Pas., p. 1080) ainsi que le rapport au Roi annexé à l’arrêté royal du 20 juillet 1971, selon lesquels, d’une part, l’incapacité de travail visée à l’article 19 n’est pas une notion absolue et, d’autre part, l’inactivité doit être jugée avec bon sens car la notion d’inactivité totale à 100% est une notion théorique.

Par ailleurs, la cour du travail de Bruxelles a écarté un rapport d’expertise qui a, selon elle, donné un avis beaucoup trop général sur la capacité de travail du travailleur indépendant sans s’être penché, de manière concrète, d’une part, sur l’activité personnelle exercée par le travailleur avant le début de son incapacité de travail et, d’autre part, sans avoir apprécié de façon individualisée et concrète la possibilité d’exercice d’une quelconque activité professionnelle équitable.

Cet arrêt doit être approuvé : seule une appréciation concrète, individualisée, faisant référence à des professions précises, décrites minutieusement dans les faits et gestes quotidiens qu’elles impliquent, permet de déterminer utilement la capacité de travail d’un travailleur (indépendant ou salarié), laissant alors aux plaideurs et au tribunal, la possibilité de rencontrer réellement l’avis de l’expert judiciaire, tant du point de vue médical que des critères légaux.

Lorsque l’expert judiciaire ne remplit pas sa mission, son remplacement est préférable à un complément d’expertise.


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