Terralaboris asbl

Droit aux arriérés d’aide sociale en cas d’enquête sociale déficiente

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 11 décembre 2008, R.G. 50.173

Mis en ligne le lundi 15 juin 2009


Cour du travail de Bruxelles, 11 décembre 2008, R.G. n° 50.173

TERRA LABORIS ASBL – Mireille Jourdan

La Cour du travail de Bruxelles a rendu en date du 11 décembre 2008 un arrêt particulièrement fouillé en matière d’aide sociale stigmatisant l’attitude d’un CPAS vis-à-vis d’une famille (mère et trois enfants) livrée à la précarité, suite à une enquête sociale déficiente et biaisée, et a alloué à la mère, demanderesse en justice, des arriérés d’aide sociale.

Les faits

Une citoyenne camerounaise, arrivée en Belgique en 1997, vit sur le territoire de la commune de Ganshoren avec ses trois enfants, venus la rejoindre en 2005 et 2006.

Après avoir introduit infructueusement une demande d’asile, et après divers avatars administratifs, l’intéressée fut finalement autorisée à séjourner en Belgique pour raisons médicales, par décision du 25 janvier 2007 (en application de l’article 9, alinéa 3 de la loi du 15 décembre 1980). Elle bénéficia, ainsi, d’un certificat d’inscription au registre des étrangers.

Auparavant, elle avait introduit auprès du CPAS de sa commune une demande d’aide médicale urgente le 12 janvier 2006, demande qui fut refusée au motif de doutes en ce qui concerne son état de besoin (refus d’hébergement dans un centre d’accueil FEDASIL parce qu’elle souhaitait que ses enfants poursuivent leur scolarité, loyer avec charges de l’ordre de 600 € par mois et fonction de Présidente d’une asbl, notamment).

Suite à une nouvelle demande du 5 octobre 2006 (relative à l’aide médicale urgente et à des chèques sport et culture pour ses enfants), l’intéressée reçut une deuxième décision de refus, au motif de séjour illégal – la décision intervenant avant la délivrance du CIRE ci-dessus.

Cependant, dès l’obtention de celui-ci, l’intéressée réintroduisit alors une demande de revenu d’intégration sociale. Elle apportait des preuves de retard de loyers et envisageait de déménager vers un logement social.

Le CPAS prit alors une troisième décision, qui fait l’objet de l’arrêt annoté.

Ultérieurement, le CPAS octroya cependant une aide équivalente au revenu d’intégration, avec effet au 16 novembre 2007, décision à laquelle il fut mis fin par nouvelle décision du 21 janvier 2008, la demanderesse ayant été mise au travail dans le cadre de l’article 60, § 7 dans une maison de retraite.

Le litige porte dès lors sur la période du 7 février 2007 au 15 novembre 2007 inclus.

La position du tribunal du travail

Le tribunal du travail confirme en tous points la décision du CPAS.

La position des parties devant la Cour

Le CPAS soutient que l’état de besoin n’est pas établi, faisant valoir que l’intéressée se déplacerait en voiture, serait abonnée à la télédistribution et à Internet et parviendrait en outre à payer des cotisations pour le football de deux de ses enfants, soit 400 € par an. Le CPAS fait grief à la demanderesse de ne pas prouver de façon prioritaire qu’elle se trouve empêchée de mener une vie conforme à la dignité humaine, et ce d’autant que diverses factures ont été acquittées par l’Ambassadeur de la République de Guinée Equatoriale. Si ce dernier déclare dans une attestation qu’il a agi par sens humanitaire, et ce pour venir au secours des plus démunis, le CPAS s’étonne de ce que « l’humanité » le pousse jusqu’à payer à l’intéressée la plupart de ses charges. Il précise qu’il doit exister d’autres motifs expliquant cette générosité.

Sur les arriérés d’aide sociale, le CPAS reprend l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 17 septembre 2003 (n° 112/03), selon lequel le CPAS peut dans les limites de sa mission légale octroyer une aide visant à remédier aux effets encore actuels d’une existence non-conforme à la dignité humaine menée précédemment, dans la mesure où ils empêchent l’intéressé de vivre désormais dans la dignité. Pour le CPAS, la notion d’arriérés en aide sociale est à considérer avec circonspection, cette notion quelquefois utilisée, étant un non sens, vu qu’aucune base légale ne permet de considérer que l’aide sociale pourrait « s’arrérager » comme en matière de revenu d’intégration sociale.

Sur la base d’une série d’éléments de l’espèce, le CPAS confirme que la demanderesse n’a pas prouvé l’existence de dettes l’empêchant de mener une vie conforme à la dignité humaine. Il défend, à titre infiniment subsidiaire, l’octroi d’une aide limitée modalisée.

Quant à l’intéressée, elle donne diverses précisions quant aux faits, étant d’une part qu’elle s’est vue, malgré sa régularisation, refuser un permis de travail, ce qui l’empêche de se procurer des ressources par son travail pour assurer sa subsistance. Ayant été dans l’impossibilité de payer ses loyers, elle a dû quitter son appartement et n’a pu bénéficier que du secours de tiers, ceux-ci ayant cependant commencé à douter de sa capacité à pouvoir les rembourser. Ceci a justifié qu’elle retourne au CPAS, en désespoir de cause et que, après avoir été reçue par la Présidente du Centre, elle bénéficia d’un colis alimentaire à titre exceptionnel, l’intéressée se voyant enjoindre de ne pas venir en rechercher d’autres, dès lors qu’elle n’était pas prise en charge par le Centre ( !). Elle dépose également une attestation circonstanciée de son médecin, confirmant l’état de délabrement matériel dans lequel elle se trouvait, vivant dans une maison d’accueil avec ses trois fils dans une chambre, ne pouvant leur acheter le matériel scolaire nécessaire, des vêtements, etc. La situation vécue entraînait, selon le médecin, de graves problèmes de santé, la demanderesse souffrant en ce moment d’une sérieuse maladie chronique. En fin de compte, elle fut hébergée dans un Centre d’accueil urgence (CASU) pendant cinq semaines, le CASU la renvoyant au CPAS, qui la fit dormir dans un asile de nuit. Le lendemain, le CPAS marqua accord pour la prise en charge, à savoir l’hébergement pour la période du 2 octobre au 16 novembre 2007, période suite à laquelle la famille fut d’abord transférée à l’Ilot avant d’être renvoyée vers une autre asbl qui, celle-là, permit enfin de louer un appartement décent pour un loyer de l’ordre de 600 €, dans l’attente d’une solution définitive. Après quoi, elle fait également valoir que son fils aîné avait ensuite quitté le domicile afin de permettre au reste de la famille de se loger plus facilement.

Sur les arriérés d’aide sociale, elle apporte des preuves supplémentaires quant au caractère remboursable des prêts et avances qui lui avaient été consentis. Elle corrige également un ensemble d’appréciations de fait reprises dans les conclusions de l’enquête sociale, notamment relatives à la voiture (qui n’était pas la sienne), à l’intervention de l’ambassadeur, etc. Elle rappelle également la jurisprudence en matière d’arriérés d’aide sociale et apporte divers éléments de nature à établir que les dettes résultent précisément de son état de besoin et du refus d’octroi d’une aide sociale de la part du CPAS. Enfin, elle fait valoir par le détail l’ensemble des mesures d’économie qu’elle a faites dans les frais scolaires ainsi que dans les autres frais du ménage.

La position de la Cour

La Cour, suivant l’avocat général, commence par fustiger le ton sévère, voire cinglant du jugement a quo qui, selon elle, ne fait que relayer celui utilisé par le CPAS de Ganshoren, dont l’attitude confine au harcèlement. Reprenant par le menu chacun des points de l’enquête sociale (exigence d’extraits de compte à une époque où l’intéressée, en séjour illégal, n’avait pas accès aux institutions bancaires, nombreux sous-entendus non justifiés, absence d’aide ayant abouti à l’expulsion, limitation de l’aide à un seul colis alimentaire, octroyé de manière occasionnelle, obligation pour la mère et ses enfants de passer une nuit dans un asile de nuit ainsi que dans des centres provisoires alors que les enfants en bas âge étaient en plein début d’année scolaire…), la Cour conclut que le CPAS s’est dérobé à ses obligations : refuser l’aide sociale à un demandeur de régularisation et, à fortiori, à une personne autorisée à séjourner sur le territoire mais non autorisée à travailler « sauf clandestinement », ne peut être considéré comme étant conforme à la dignité humaine, sous peine d’ériger l’exploitation des travailleurs clandestins comme un mode légal d’obtention de ressources.

La Cour rappelle un jugement du tribunal du travail de Bruxelles du 14 juillet 2005 (cité par la demanderesse dans ses conclusions) selon lequel il ne peut être admis que les autorités publiques et plus particulièrement les CPAS, investis de la mission légale d’assurer l’aide sociale aux personnes qui en remplissent les conditions, se défaussent de leurs obligations, sous prétexte que les intéressés parviendraient tant bien que mal (et plutôt mal que bien) à survivre en recourant au travail clandestin au profit d’employeurs dont l’activité commerciale s’exerce au détriment d’une concurrence loyale et au mépris des lois sociales érigeant ces infractions en délits poursuivis par les mêmes autorités. Permettre le refus d’aide sociale dans de telles conditions équivaut en quelque sorte à donner une caution légale à l’exploitation.

Enfin, la Cour relève que le CPAS de Ganshoren ne se fonde sur aucune enquête sociale sérieuse et que sa décision doit dès lors être mise à néant.

Sur les arriérés d’aide sociale, reprenant sa propre jurisprudence et rappelant l’arrêt de la Cour de cassation du 17 décembre 2007 (R.G. S.07.0017.F), la Cour recherche les dettes qui seraient de nature à empêcher l’intéressée de mener « hic et nunc » une vie conforme à la dignité humaine et conclut qu’il en va en tout cas ainsi des dettes locatives. En ce qui concerne les autres dettes, beaucoup plus anciennes que celles nées en 2007, la demande n’est pas accueillie.

Intérêt de la décision

Cette décision de la Cour du travail de Bruxelles est l’occasion de rappeler, une fois encore, les conséquences particulièrement néfastes d’une enquête insuffisante, mal conduite, non objective, sur la dégradation de la situation financière d’une famille. Le cas d’espèce est particulièrement éloquent, la mère – avec ses trois enfants – admise au séjour sur la base de raisons de santé et s’étant vu refuser un permis de travail, n’a en fin de compte pu obtenir, en dernier ressort, que le remboursement incompressible des dettes ayant du être exposées pour survivre pendant la période correspondante. Ayant cependant pu être mise à l’emploi, espérons que l’intéressée reviendra finalement à meilleure fortune.


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