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Un policier qui se donne la mort sur les lieux du travail peut-il être victime d’un accident du travail ?

Commentaire de C. trav. Mons, 18 avril 2006, R.G. 17.894

Mis en ligne le vendredi 8 février 2008


Cour du travail de Mons, 18 avril 2006, RG n° 17.894

Mireille Jourdan

Dans un arrêt très motivé du 18 avril 2006, la cour du travail de Mons a été amenée à examiner si le suicide d’un policier, survenu au commissariat où il était affecté, peut être constitutif d’un accident du travail. La cour du travail a répondu par l’affirmative, examinant, successivement, la notion d’exécution du travail ainsi que le caractère intentionnel du suicide.

Les faits

Le policier fut retrouvé étendu dans la cour du commissariat de police. Il venait manifestement de se donner la mort avec son arme de service.

Les ayants droit assignèrent la Ville en paiement des rentes légales.

La position du tribunal

Le tribunal du travail ordonna une expertise, chargeant deux experts de la mission de dire dans quel état avait pu se trouver l’intéressé entre minuit et 6hrs45 du matin (heure présumée de son décès).

La position des parties

La Ville interjeta appel, au motif que le premier Juge avait mal apprécié en fait comme en droit les éléments de la cause. Sur le fond, la Ville considérait que l’on ne pouvait retenir que l’intéressé était encore dans le cours de l’exercice de ses fonctions, au motif qu’il aurait été suspendu, plusieurs heures auparavant et qu’il aurait remis sa carte ainsi que son arme de service et aurait été prié de quitter les lieux. La victime était retournée à son domicile, où elle s’était emparée de son arme personnelle et l’avait chargée. Si elle était revenue au commissariat, l’on ne pouvait considérer que l’accident était survenu dans le cours et par le fait de l’exercice de ses fonctions. Du fait d’être rentrée à son domicile, le parcours qu’elle avait effectué constituait le retour du chemin du travail. Du fait que sa présence ne se justifiait plus par la relation de travail, puisqu’elle était suspendue, il n’y avait plus exécution. Le fait de ranger ses affaires (occupation qui avait été constatée par des collègues) lors de son retour au commissariat faisait partie des obligations liées au service. Certes, ses supérieurs avaient constaté sa présence et l’un d’entre eux avait demandé à un collègue de le surveiller. Pour la Ville, il s’agissait de bienveillance, mais ceci n’impliquait pas que l’intéressé était resté sous l’autorité de l’employeur. En outre, le fait d’être rentré au domicile et d’avoir rédigé cinq courriers signifiait que l’accident n’avait pu survenir par le fait de l’exercice des fonctions. La Ville faisait grief en conséquence au premier Juge d’avoir en conséquence considéré que l’intéressé avait paniqué et avait été en absence totale de lucidité, de réflexion et d’intelligence pendant les heures qui avaient précédé son geste fatal. La Ville faisait encore valoir que l’on voyait mal comment les expertises psychiatriques ordonnées par le premier Juge pourraient se dérouler vu le décès et que les experts ne pourraient se baser que sur les déclarations des collègues, ceux-ci pouvant être entendus dans le cadre d’une expertise.

La position de la Cour

La Cour eut à trancher deux problèmes, étant de savoir si l’intéressé se trouvait encore sous l’autorité de l’employeur et si le suicide avait un caractère intentionnel, auquel cas il y aurait eu exclusion de la réparation légale.

1) La Cour commence par se poser la question de la réalité de la suspension du policier, suspension que la Ville qualifiait de « mise à pied ». Il n’était certes pas contesté que ses supérieurs venaient de l’aviser qu’il « pouvait rentrer chez lui », au motif de manquements sérieux lors d’une descente dans une pharmacie. Elle se demande si le policier pouvait être valablement suspendu de ses fonctions sur simple déclaration verbale, vu qu’aucune procédure formelle n’avait été initiée, même pas dans ses prémices.

La Cour reprend alors les principes relatifs à la notion d’autorité, principes selon lesquels il suffit que l’accident se soit produit en un lieu et un temps dont les parties sont convenues expressément ou implicitement qu’ils font partie du contrat et où, en conséquence, l’employeur a le droit d’exercer son autorité et sa surveillance sur le travailleur et donc de lui donner des ordres. Le travailleur se trouve sous l’autorité de l’employeur, au sens de l’article 7, aussi longtemps que sa liberté personnelle est limitée en raison de cette exécution.

En l’espèce, reprenant longuement les déclarations des témoins dans le cours des enquêtes, la Cour rappelle qu’il fut demandé par le commissaire adjoint à un collègue de « surveiller » l’intéressé pendant qu’il rangeait ses affaires après son retour vers 5hrs du matin. Tout en relevant que les motifs pour lesquels il regagna le commissariat restaient inconnus, la Cour constate qu’il avait effectivement regagné son lieu de travail et y avait travaillé, sa présence n’ayant été ignorée de personne. Il ne lui avait pas été donné injonction de quitter les lieux et sa présence ainsi que la poursuite du travail ne furent pas seulement tolérées mais clairement acceptées. En conclusion, il y avait persistance de l’autorité de l’employeur au moment des faits.

2) Sur l’application de l’article 48 de la loi du 10 avril 1971, auquel renvoie l’article 15 de la loi du 3 juillet 1967, applicable en l’espèce, la Cour examine ensuite le caractère intentionnel de l’accident. Rappelant l’arrêt de la Cour de cassation du 2 novembre 1998 (J.T.T. 1998, page 474), selon lequel un suicide peut être considéré comme un accident du travail, la Cour s’attacha à la notion d’élément intentionnel, notion figurant dans les dispositions légales en cause, mais ne signifiant pas « volontaire ». Pour qu’il y ait acte intentionnel, il faut un comportement libre et conscient. C’est dès lors ceci qu’il faut rechercher.

La Cour considère que la mission d’expertise est inopportune, puisque la recherche du comportement « libre et conscient » relève de l’analyse du contexte événementiel dont tous les éléments sont connus.

Se saisissant, vu l’effet dévolutif de l’appel, de cette question de fond, la Cour relève que,

  • avant les faits, l’intéressé ne présentait aucune pathologie dépressive et n’avait pas de tendance suicidaire ;
  • ayant été interpellé à propos de faits qu’il aurait commis deux jours plus tôt lors d’une mission, il n’y a pas lieu de se prononcer sur cette question, mais il faut analyser comment ces événements furent perçus par l’intéressé, en prenant en compte le contexte professionnel et humain dans lequel il se trouvait au moment où il fut interpellé.

Elle constate qu’ayant exercé des fonctions depuis de très nombreuses années, il avait perçu la sanction envisagée de manière très violente et soudaine, subissant de ce fait un choc émotionnel important. Cette émotion, consécutive à son interpellation la nuit (la Cour précisant que celle-ci intervenait à un moment où la fatigue et l’atmosphère donnent aux événements une dimension de gravité plus importante), causa à l’intéressé un choc, celui-ci se sentant « humilié » par sa hiérarchie dans un contexte professionnel et humain peu favorable. La Cour rappelle encore qu’il ressort notamment d’un rapport du Comité P. qu’un malaise profond existait au sein du personnel de la police de la Ville, les causes en étant un manque flagrant de communication, le manque de responsabilités à tous les échelons de la hiérarchie, l’attitude trop autoritaire du sommet de celle-ci, ainsi que les conditions de travail. La conclusion, pour la Cour, est que la victime a été prise d’un sentiment de panique, amplifié par le caractère soudain de son interpellation, qui eut lieu de surcroît la nuit et dans le contexte professionnel et humain rappelé ci avant. Il en résulte qu’elle ne pouvait au moment de l’accident avoir eu un comportement libre et conscient et, partant, intentionnel.

Intérêt de la décision

Cette décision est très intéressante sur les deux questions tranchées :

  • d’une part, la notion d’autorité : celle-ci s’identifie à toutes situations où la liberté du travailleur est limitée du fait de l’exécution du contrat ou de la relation de travail ;
  • d’autre part, pour la solution dégagée par la Cour, et qui ne peut qu’être approuvée : dès lors que survient un événement sur les lieux du travail qui peut occasionner un choc émotif, celui-ci est de nature à ôter à l’acte de la victime son caractère intentionnel, qui l’exclurait du bénéfice de la réparation légale. La Cour a longuement repris les circonstances ayant entouré les faits litigieux, ainsi que l’incidence de ceux-ci sur l’état mental du travailleur lorsqu’il entreprit de mettre fin à ses jours.

Une autre question se posait encore, mais la Cour n’a pas été amenée à la trancher. Il s’agissait en fait de déterminer si l’accident était un accident du travail ou un accident survenu sur le chemin du travail, la Ville ayant soulevé que le chemin du retour du travailleur avait été parcouru lors du retour au domicile. La réponse à cette question est en l’occurrence sans incidence. Il faut néanmoins rappeler qu’il ne pouvait plus s’agir de chemin du travail, puisque, l’accident étant survenu dans le parking de la Ville, l’intéressé ne se trouvait plus sur la voie publique. Par ailleurs, la Cour de cassation admet que le chemin du travail peut être parcouru à plusieurs reprises (Cass., 27 janv. 2003, J.T.T., 2003, 157).


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