Terralaboris asbl

Recouvrement de cotisations sociales et délai raisonnable

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 23 avril 2012, R.G. 2010/AB/966

Mis en ligne le vendredi 31 août 2012


Cour du travail de Bruxelles, 23 avril 2012, R.G. n° 2010/AB/966

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 23 avril 2012, la Cour du travail de Bruxelles rappelle, en application de la jurisprudence de la C.E.D.H. rendue en application de l’article 6 de la Convention, les effets du dépassement raisonnable.

Les faits

Un travailleur indépendant a été affilié au statut social en qualité d’associé actif d’une SPRL. Il s’agit d’une activité qui a débuté en 1980. L’année suivante, il introduit une demande de dispense de cotisations et celle-ci est rejetée. N’ayant aucun revenu, il en informe la caisse en 1982 et déclare qu’il cesse son activité à la fin de l’année.

Ayant introduit un recours au Conseil d’Etat, l’intéressé voit la décision annulée par arrêt du 18 octobre 1985. Le Conseil d’Etat considère que la motivation purement formelle ne permet pas de déterminer la raison pour laquelle l’état voisin de l’état de besoin n’était pas reconnu, ni de vérifier s’il a été tenu compte des pertes et des charges invoquées par le demandeur.

Le refus de dispense est confirmé par une nouvelle décision du 12 décembre 1986. L’intéressé est cité devant le Tribunal du travail de Bruxelles en 1989. Il faut attendre vingt ans pour que le tribunal du travail le condamne par jugement du 9 novembre 1989 au principal (de l’ordre 1.700€) ainsi qu’aux intérêts judiciaires sauf ceux échus entre l’introduction et la réactivation de la cause en janvier 2005.

Position de parties en appel

L’intéressé interjette appel, faisant valoir la prescription de la demande. A titre subsidiaire il plaide le dépassement du délai raisonnable, qui, pour lui ferait qu’aucune condamnation ne peut être prononcée. À titre plus subsidiaire, il voit une faute dans l’attitude (inertie) de la caisse et demande des dommages et intérêts équivalents au principal réclamé. À titre infiniment subsidiaire, il demande l’octroi de termes et délais.

Quant à la caisse, elle sollicite que le cours des intérêts ne soit pas suspendu et subsidiairement que la période de suspension soit réduite.

La cour est dès lors saisie de l’ensemble de ces questions.

Décision de la cour du travail

Sur la prescription, celle-ci a été interrompue. En effet, l’arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 organisant le statut social des travailleurs indépendants prévoit dans son texte applicable à l’époque (article 16, § 2) que le recouvrement des cotisations se prescrit par cinq ans. Le point de départ est le 1er janvier qui suit l’année pour laquelle elles sont dues. Cette prescription peut être interrompue selon les modes habituels (articles 2244 et suivants du Code civil) ou par une lettre recommandée. Reprenant les éléments de l’espèce, la cour constate l’existence d’une lettre recommandée interrompant valablement la prescription avant la citation.

En ce qui concerne le fondement de la demande, la cour réserve des développements très fouillés à la question du dépassement du délai raisonnable, tel qu’apprécié par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, en application de l’article 6 de la Convention.
Rappelant une jurisprudence constante selon laquelle cet article est applicable aux contestations de sécurité sociale, la cour reprend les critères dégagés dans la jurisprudence de la C.E.D.H. sur le caractère raisonnable de la durée d’une procédure : celui-ci s’apprécie suivant les circonstances de la cause, eu égard notamment à la complexité de l’affaire, au comportement du requérant et à celui des autorités compétentes ainsi qu’à l’enjeu du litige pour les intéressés.

Un des éléments d’appréciation est donc l’attitude du débiteur, dont la cour considère qu’il faut vérifier s’il n’a pas eu recours à des manœuvres dilatoires. Ne constitue pas une telle manœuvre l’absence d’initiative dans le cadre de la procédure, dans la mesure où c’est l’organisme qui poursuit le recouvrement des cotisations et qu’il appartient à ce dernier – qui exercice une mission de service public – de faire preuve de diligence. La cour renvoie à diverses décisions qu’elle a rendues, confirmant cette règle (dont C. trav. Bruxelles, 12 janvier 2011, R.G. n° 1999/AB/038962). Elle invoque également l’arrêt POELMANS de la C.E.D.H. (C.E.D.H., arrêt POELMANS du 3 février 2009) dans lequel un litige relatif au recouvrement de cotisations de sécurité sociale ayant duré 22 ans a été considéré comme dépassant les limites du délai raisonnable, et ce même si le requérant a quant à lui sollicité à plusieurs reprises le report de l’affaire.

En l’occurrence, il ne peut faire de doute que le délai écoulé depuis l’introduction de la procédure est tout à fait déraisonnable. Se pose cependant la question des conséquences du dépassement de celui-ci et la cour rappelle qu’il y a lieu de replacer le débiteur dans la situation qui aurait été la sienne s’il n’y avait pas eu dépassement. En conséquence, les cotisations restent dues et ce qui est sanctionné est le caractère abusif de la réclamation des majorations ou d’intérêts de retard pour la période correspondante à l’inertie de la caisse. La cour rappelle que, dans certaines hypothèses, le dépassement du délai raisonnable peut avoir des conséquences sur le montant réclamé en principal, étant qu’il peut provoquer une atteinte irrémédiable aux droits de la défense. Il pourrait ainsi faire perdre à l’assujetti une chance réelle de démontrer que les cotisations n’étaient pas dues. Ceci n’a cependant pas été soutenu par l’intéressé et la cour en conclut que l’écoulement du temps n’a pas nui à ses droits de défense.

Un deuxième point relatif au fondement de la demande est également examiné par la cour, étant le critère de l’état proche de l’état de besoin. C’est ici la seconde décision de la Commission de dispense qui est visée et dont l’intéressé conteste la motivation. La cour rappelle que les critères d’appréciation sont ceux antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 29 juillet 1991 sur la motivation des actes administratifs. Cette décision de la Commission de dispense doit dès lors être examinée dans le cadre du contrôle de légalité de l’article 159 de la Constitution et, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le contrôle prévu par l’article 159 ne doit pas intervenir dans un délai particulier (la cour envoyant à la doctrine de J. MARTENS, « L’exception d’illégalité et le droit à l’aide sociale des étrangers », J.L.M.B., 2009- p.302). La cour exerce dès lors ce contrôle et constate que la Commission a ici tenu compte dans une mesure normale des charges pouvant être invoquées par le demandeur. Il n’est dès lors, ainsi, pas démontré qu’il y a absence de motifs de droit ou de fait exacts, pertinents et légalement admissibles.

La cour va encore répondre sur la question de dommages et intérêts, pour laquelle elle considère en quelques brefs attendus que, même sans la faute de la caisse, les cotisations auraient été dues. Il n’y a dès lors pas de lien causal.

Enfin, sur le cours des intérêts, elle confirme la décision du premier juge, qui en a prononcé la suspension mais étend la période de celle-ci jusqu’à la date de la fixation de la cause devant le tribunal.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles, confirmant une jurisprudence actuellement bien acquise, rappelle les conséquences du dépassement du délai raisonnable, intégrant ainsi l’enseignement de la Cour Européenne des Droits de l’Homme à la matière des cotisations sociales des travailleurs indépendants. Elle précise à juste titre que, outre la question des intérêts, ce dépassement pourrait avoir un effet sur la dette en principal, lorsqu’il est établi de manière certaine qu’il a provoqué une atteinte irrémédiable aux droits de défense.


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