Terralaboris asbl

Le harcèlement moral peut-il constituer un accident du travail ? Cas pratique

Commentaire de C. trav. Liège, 14 septembre 2006, R.G. 33.320/05

Mis en ligne le vendredi 22 février 2008


Cour du travail de Liège, 14 septembre 2006, R.G. 33.320/05

Terra Laboris asbl – Sophie Remouchamps

Dans un arrêt du 14 septembre 2006, la cour du travail de Liège s’est penchée sur les conditions de reconnaissance d’un fait de harcèlement comme accident du travail, ou plus précisément comme événement soudain. Cet arrêt est l’occasion pour la cour de rappeler les principes en matière de reconnaissance d’un événement soudain et d’en tirer les conséquences lorsque le fait épinglé par la victime à ce titre est un des faits constituant un phénomène de harcèlement moral au travail.

Les faits

Un professeur d’électricité dans une école technique soutient avoir été victime d’un accident du travail. L’événement épinglé par lui est la lecture d’une lettre émanant de parents d’élève au cours d’un conseil de classe, lettre qui mettait en cause ses qualités professionnelles et qui a été lue publiquement au cours du conseil de classe, devant les collègues.

Il est mis en incapacité 19 jours après le fait susmentionné et ne déclarera l’accident que quelques mois plus tard, mentionnant, dans la déclaration d’accident qu’il rédige, l’existence d’un harcèlement moral perdurant depuis quelques années.

Le jugement a quo

Le tribunal estima que la preuve de l’événement soudain nécessaire à la qualification de l’accident du travail n’est pas rapportée. Pour le tribunal, le professeur a fait l’objet d’un processus évolutif, d’une succession d’événements désagréables.

Le tribunal se fonde ainsi sur les éléments constituant le phénomène de harcèlement entourant le fait épinglé par la victime. Il soutient d’ailleurs que la notion d’événement soudain ne peut s’apprécier par rapport à une personne particulière mais dans l’abstrait, par rapport à un homme normal, de sorte que les faits ne peuvent être retenus comme événement soudain parce que, vu le passé et l’état antérieur de la victime, ils sont vécus comme impressionnants par celle-ci. En l’espèce, le tribunal ne retient pas un contexte particulier dans lequel s’inscrirait le fait épinglé par le travailleur.

La décision de la cour

Dans cet arrêt, la cour s’attache tout d’abord à un important rappel des principes applicables en matière de définition et de preuve de l’événement soudain (les développements consacrés par la cour à cette question s’étendent en effet sur plusieurs feuillets).

Elle rappelle ainsi notamment que l’événement soudain doit être certain, qu’il s’agit d’un fait précis, que la victime doit désigner, préciser, qu’il peut s’agir d’un élément de la vie courante et encore d’un geste banal. Devant être soudain, il doit répondre à des critères de temps et d’espace précis, de sorte qu’il ne peut s’étaler que sur une certaine période, au maximum une journée.

La cour rappelle par ailleurs que l’événement soudain ne peut être confondu avec la lésion et qu’il doit se différencier du désordre physiologique qui ne peut naître que d’un processus évolutif entraînant une destruction progressive de l’organisme, même s’il se manifeste subitement. Le moment où le seuil de tolérance corporelle est atteint ne peut dès lors être assimilé à l’événement soudain.

La cour estime également, et ce point est important puisque c’est sur cette base qu’elle confirmera le jugement, que l’événement soudain doit être susceptible de provoquer la lésion. Sur le plan de la preuve à rapporter par la victime, elle estime que non seulement les lésions ne doivent manifestement pas être exclues par l’événement soudain mais qu’il incombe en outre à la victime d’établir la vraisemblance suffisante d’un lien causal entre les faits et la lésion invoquée. Pour la cour, il revient dès lors au travailleur de prouver l’existence d’un lien de vraisemblance qualifiée de suffisante entre le fait épinglé et les lésions dont la réparation est demandée. Elle se fonde à cet égard sur le fait que l’événement soudain ne peut être assimilé au moment où le seuil de tolérance corporel est atteint.

En l’espèce, la cour reconnaît que le fait matériel de la lecture de la lettre au conseil de classe n’est pas contesté et que celui-ci peut, dans l’absolu, constituer un événement soudain. Elle refuse cependant de lui attribuer cette qualification, estimant que la victime n’établit pas à suffisance que la lecture de la lettre aurait déclenché les lésions dont elle demande réparation. Selon la cour, le travailleur a été entraîné par toute une série de frustrations d’ordre professionnel dans un processus évolutif qui aurait atteint son apogée au moment du début de l’incapacité de travail, soit une dizaine de jours après le fait épinglé. Pour la cour, il s’agit dès lors du moment où le seuil de tolérance corporelle est atteint.

Pour ce motif, elle estime que le travailleur n’établit pas à suffisance de droit l’existence de l’événement accidentel invoqué. La cour estime par contre que c’est le harcèlement moral dont s’estime victime le travailleur qui est à l’origine de l’incapacité de travail.

Intérêt de la décision

Outre l’important rappel théorique consacré par la cour à la notion d’événement soudain, la décision annotée présente un intérêt particulier, dans la mesure où elle se prononce sur la qualification d’accident du travail de faits de harcèlement.

Comme on le sait, le harcèlement moral est caractérisé par la répétition d’une série de comportements inadéquats. Aussi, a priori, le phénomène de harcèlement moral ne rencontre pas le critère de précision temporelle de l’événement soudain.

Cependant, les phénomènes de harcèlement peuvent être composés d’une série d’événements distincts les uns des autres, dont chacun, isolé et déterminé dans un espace temps restreint, pourrait être invoqué au titre d’événement soudain.

C’est à cette question que la cour du travail de Liège a été confrontée. Il est à noter qu’elle ne conteste pas que le fait épinglé par le travailleur, qui constitue un des éléments du phénomène de harcèlement, pourrait constituer un événement soudain. La cour estime cependant qu’il revient au travailleur d’établir un commencement de preuve du lien causal entre les lésions (la dépression nerveuse) et l’événement qu’il épingle, soit la vraisemblance du lien causal.

C’est sur ce point que le travailleur échoue, la cour estimant que les éléments du dossier ne démontrent pas ce lien de vraisemblance, au motif que les lésions semblent plutôt provenir d’un processus évolutif, né du harcèlement moral dans son ensemble. Ainsi, la cour rejoint le premier juge sur ce point.

Cette jurisprudence laisse ainsi la porte ouverte aux faits de harcèlement, isolés par le travailleur et épinglés par ce dernier au titre d’événement soudain, s’il parvient à démontrer le rôle prépondérant ou principal du fait sur l’apparition des lésions.

L’on peut toutefois s’interroger sur l’exigence de vraisemblance du lien causal entre lésions et événement soudain telle que posée par la cour. La loi présume en effet l’existence du lien causal entre l’événement soudain et la lésion. La jurisprudence de la Cour de cassation s’est cependant développée dans le sens qu’est un événement soudain un événement qui est susceptible de causer la lésion, de sorte que, dans la définition même de l’événement soudain, se retrouve une notion de causalité, le fait devant être susceptible de causer la lésion.

Il y a lieu d’être particulièrement attentif à cette exigence de causalité dans le cadre de la définition de l’événement soudain, et ce afin de ne pas dénaturer la portée de la présomption légale que le législateur a mise en place afin de faciliter l’action de la victime. Celui-ci a en effet voulu éviter que le travailleur ne doive établir l’existence du lien causal entre les lésions et l’événement qu’il épingle. Donner une portée trop importante au « lien de vraisemblance » devant unir l’événement et la lésion serait de nature à porter atteinte à la présomption légale, puisqu’il reviendrait en réalité au travailleur d’établir le lien causal pour pouvoir bénéficier de la présomption de causalité (la présomption ne s’appliquant en effet qu’à l’événement reconnu comme événement soudain).

Rappelons que la jurisprudence de la cour du travail de Bruxelles s’est quant à elle établie en ce sens que l’événement soudain est susceptible de causer la lésion dès lors que celle-ci n’est manifestement pas exclue par l’événement. Cette conception est contraire à celle de la cour du travail de Liège dans l’arrêt annoté et nous paraît davantage conforme au mécanisme légal.


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