Terralaboris asbl

Statut d’apatride et droit au revenu d’intégration sociale ou à l’aide sociale

Commentaire de Cass., 5 novembre 2012, n° S.12.0020.F

Mis en ligne le lundi 14 janvier 2013


Cour de cassation, 5 novembre 2012, R.G. n° S.12.0020.F

Terra Laboris asbl

Les faits

Mme M. est originaire du Kazakhstan.

Elle s’est vue reconnaître le statut d’apatride par un jugement du tribunal de première instance de Liège du 28 juillet 2006.

Elle avait, en décembre 2003, introduit une demande d’autorisation de séjour pour motifs exceptionnels en application de l’article 9, alinéa 3, de la loi du 15 décembre 1980, demande qui a été déclarée irrecevable le 31 janvier 2008. Cette décision a été annulée par le CCE le 13 janvier 2010. Entre-temps, elle avait, le 18 novembre 2009, introduit une nouvelle demande d’autorisation de séjour sur la base des articles 9, alinéa 3 et 9bis, de la loi du 15 décembre 1980.

Elle a reçu le revenu d’intégration sociale de janvier 2008 à décembre 2009. Le 22 décembre 2009, le C.P.A.S. a décidé de lui retirer le revenu d’intégration sociale à partir du 1er décembre 2009.

Mme M. a soumis le litige au tribunal du travail de Liège qui, par un jugement du 13 janvier 2011, a dit le recours recevable et fondé. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 17 décembre 2009 (n° 198/2009, Chron. D.S. 2010, p. 113), le tribunal a décidé que Mme M. démontrait son apatridie involontaire et son absence de lien avec un Etat tiers dans lequel elle pourrait séjourner légalement et durablement. Elle a ainsi démontré le caractère discriminatoire de la différence de traitement faite par le législateur entre les réfugiés reconnus et les apatrides.

Le C.P.A.S. a interjeté appel de ce jugement, que la cour du travail (2e ch., 17 avril 2012, R.G. n° 2010/AL/646) réforme.

Position de la cour du travail

Elle décide que le Roi, en définissant par l’article 2 de l’arrêté royal du 11 juillet 2002 portant règlement général en matière de droit à l’intégration sociale, la notion de résidence effective pour la condition d’octroi du R.I.S. visé à l’article 3, 1°, de la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, a instauré une différence de traitement entre les personnes autorisées au séjour et celles qui ne le sont pas. Il s’agit d’un critère objectif et raisonnablement justifié, la dynamique de la loi du 26 mai 2002 ne pouvant s’envisager à l’égard de personnes qui, à plus ou moins brève échéance, devront quitter le territoire du royaume.

La cour du travail analyse ensuite l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 17 décembre 2009 précité. Elle relève que, même si l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, qui prévoit que l’apatride et les membres de sa famille sont soumis à la réglementation générale, était illégal et devait être écarté sur la base de l’article 159 de la Constitution, ce constat n’impliquerait pas que la cour du travail puisse « lui substituer quelle que règle que ce soit, ni reconnaître à Mme M. un droit au séjour ».

Elle décide en outre qu’il n’existe aucune certitude que la perte de la nationalité Kazakhe soit totalement involontaire. Le jugement belge reconnaissant le statut d’apatride n’est pas opposable à la république du Kazakhstan. Il est donc possible que celle-ci reconnaisse Mme M. comme l’un de ses ressortissants et celle-ci n’apporte aucune preuve qu’elle aurait vainement tenté de retourner au Kazakhstan.

Elle conclut que Mme M. n’a pas droit au R.I.S.

Elle examine alors son droit à l’aide sociale, qu’elle refuse également à Mme M. dès lors qu’il n’existe pas d’impossibilité d’exécuter l’ordre de quitter le territoire, Mme M. ne démontrant que le Kazakhstan refuserait de l’accueillir. Le fait que celle-ci ait sollicité une autorisation de séjour sur la base des articles 9, alinéa 3 et 9bis de la loi du 15 décembre 1980 ne rend pas son séjour légal et ne fait pas obstacle à l’exécution de l’ordre de quitter le territoire.

Mme M. s’est pourvue en cassation.

L’arrêt de la Cour de cassation

On retiendra essentiellement la réponse à la première branche du premier moyen, qui concernait le droit au revenu d’intégration sociale.

Mme M. soutenait que l’absence de reconnaissance à l’apatride du droit au séjour ou à l’établissement lié à sa qualité, engendrée par l’application de l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1980 était contraire non seulement aux articles 10 et 11 de la Constitution mais également à l’article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le refus de l’octroi du R.I.S., dans des circonstances engendrant une discrimination non raisonnablement justifiée, entraînait une violation des articles 23 et 191 de la Constitution, en sorte que la cour du travail se devait, en vertu de l’article 159 de la Constitution, de refuser d’appliquer l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981.

La Cour de cassation rejette cette branche. Elle rappelle le contenu de l’article 2 de l’arrêté royal du 11 juillet 2002 précité, et relève que si tout étranger considéré comme réfugié est du fait même admis au séjour dans le royaume, aucune disposition légale n’existe en faveur de l’apatride reconnu tel, que l’article 98, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 soumet à la réglementation générale.

Elle analyse les arrêts de la Cour constitutionnelle n° 198/2009 du 17 décembre 2009 et 1/2012 du 11 janvier 2012, dont elle résume l’enseignement : « lorsque l’apatride s’est vu reconnaître cette qualité parce qu’il a involontairement perdu sa nationalité et qu’il démontre qu’il ne peut obtenir un titre de séjour légal et durable dans un autre Etat avec lequel il aurait des liens, la situation dans laquelle il se trouve est de nature à porter une atteinte discriminatoire à ses droits fondamentaux, de sorte que la différence de traitement entre cette apatride et le réfugié reconnu n’est pas raisonnablement justifiée ».

Elle décide que le moyen qui « repose sur le soutènement qu’il est contraire à la Constitution de ne pas reconnaître à tout (mot souligné par le commentateur) apatride le droit au séjour lié à sa qualité, manque en droit ».

Intérêt de la décision

1. Le droit de l’apatride aux prestations de sécurité sociale tels revenus d’intégration sociale ou l’aide sociale ou les prestations familiales garanties, continue à susciter nombre d’interrogations. La contribution de Mme Lauvaux (L’accès des apatrides à l’aide sociale, chapitre II, Aide sociale et matérielle pour les étrangers, de l’ouvrage « Regards croisés sur la sécurité sociale » sous la direction de F. Etienne et M. Dumont, colloque du 30 novembre 2012, CUP, Anthémis, pp. 708 et suiv.), vient donc bien à point, en ce qu’elle rappelle les règles applicables et les controverses qu’elles suscitent.

La décision judiciaire reconnaissant le statut d’apatride a autorité de chose jugée mais elle ne produit ses effets que sur le territoire belge et non au-delà, en sorte que, même dans l’hypothèse où le statut d’apatride est reconnu par le juridiction belge, rien n’empêche un autre Etat de considérer le même individu comme l’un de ses ressortissants.

L’étranger reconnu comme apatride demeure en séjour illégal. Mme Lauvaux se réfère à cet égard à l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mai 2008 (Chron. D.S., 2010, p. 68 avec les conclusions de Mme R. Mortier), par lequel la Cour a décidé que la reconnaissance du statut d’apatride n’a pas pour effet que l’étranger en séjour illégal sur le territoire doit être considéré comme un étranger autorisé au séjour sur le territoire.

Elle examine également l’argument de force majeure, rappelant que la Cour de cassation a décidé dans des arrêts des 8 mars 2010 (J.T.T., 2010, p. 291) et 31 mai 2010 (J.T.T., 2010, p. 337) que le statut d’apatride tel que défini par l’article 1er de la Convention de New York n’exclut pas que celui-ci puisse, le cas échéant, quitter le pays où il se trouve et rentrer régulièrement dans un autre pays.

Quant à la doctrine et à la jurisprudence des juges du fond, Mme Lauvaux l’examine en détail, relevant notamment, que dans un arrêt du 7 novembre 2007 (Chron. D.S., 2010, p. 74), la cour du travail de Liège a fait un parfait résumé de la jurisprudence des juges du fond et de ses divergences.

Un nouvel arrêt de la cour du travail de Liège section de Namur du 27 novembre 2012, également commenté sur SocialEye News par Terra Laboris, nous donnera l’occasion d’aborder plus en détail la jurisprudence des juges du fond.

Mme Lauvaux aborde ensuite les arrêts de la Cour constitutionnelle des 17 décembre 2009 et 11 janvier 2012 précités. Elle relève qu’« aujourd’hui, un rééquilibrage tend à se faire, grâce aux derniers arrêts de la Cour constitutionnelle. Mais il faut rester lucide : l’égalité par le haut n’est pas encore garantie. D’une part, la réparation textuelle de la lacune constatée relève des tâches du législateur. La question de la manière d’y procéder, des critères à retenir, est actuellement à l’étude au sein de l’Office des étrangers. D’autre part, il ne faut pas oublier que la situation discriminatoire dénoncée ne l’a été qu’à l’égard des apatrides dont il est établi qu’ils ont involontairement perdu leur nationalité et qu’ils ne peuvent obtenir un titre de séjour légal et durable dans un autre Etat avec lequel ils auraient des liens. Les sensibilités particulières, évoquées à l’occasion de l’examen de la jurisprudence, ne feront-elles pas leur réapparition lors de la vérification de ces conditions ? ».

Précisons également que l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 11 janvier 2012 a été commenté le 11 juin 2012 par O. Moreno pour SocialEye News sous le titre : Constitutionnalité du régime des prestations familiales en faveur des apatrides.

L’arrêt commenté est donc l’occasion de permettre de souligner l’importance pour les apatrides et leurs avocats d’accorder une attention particulière à la preuve qu’ils doivent apporter.

2. On relèvera que le 22 décembre 2012 (S.12.0032.F) la Cour de cassation a également eu l’occasion de se prononcer sur les relations entre le statut d’apatride et le droit au revenu d’intégration sociale ou à l’aide sociale à propos de la conséquence d’une demande d’autorisation de séjour pour circonstances exceptionnelles.

Les demandeurs s’étaient pourvu en cassation contre un arrêt prononcé le 7 décembre 2011 par la cour du travail de Mons qui leur avait refusé le droit à l’aide sociale en se référant à la jurisprudence constante selon laquelle l’introduction d’une demande fondée sur l’article 9, alinéa 3, de la loi du 15 décembre 1980 n’a pas pour effet de conférer à un séjour, par ailleurs illégal, une quelconque légalité.

Le pourvoi soutenait que, dans la mesure où il appartient au ministre compétent, avant de prendre une mesure d’éloignement, de statuer sur la demande de séjour de plus de trois mois formulée après un exposé des circonstances exceptionnelles justifiant l’introduction de la demande, il est interdit que soit mise à exécution durant l’examen de la demande de régularisation toute mesure d’éloignement qu’eût autrement justifié la situation de l’étranger. Celui-ci se trouve ainsi autorisé, eu égard au but poursuivi par le législateur tendant à régler les difficultés liées à la politique concernant l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, à prolonger sur le territoire du royaume son séjour pourtant entache d’illégalité. Les demandeurs en déduisaient que l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976, qui limite l’aide sociale à l’aide médicale urgente aux étrangers en séjour illégal, ne s’appliquait pas.

La Cour de cassation rejette le moyen : « il ne se déduit ni de l’article 9bis, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, qui permet, lors de circonstances exceptionnelles, que l’autorisation de séjour soit demandée auprès du bourgmestre de la localité où séjourne l’étranger et dispose que, dans ce cas, si l’autorisation est accordée, elle est délivrée en Belgique, ni d’aucune des autres dispositions légales dont le moyen invoque la violation, qu’il est interdit que soit mise à exécution durant l’examen de cette demande une mesure d’éloignement que justifierait la situation de l’étranger ».


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