Terralaboris asbl

Les conséquences de la qualification verbale de contrat de travail sur la charge de la preuve du lien de subordination en cas de décision de désassujettissement

Commentaire de Cass., 10 juin 2013, n° S.012.0118.F

Mis en ligne le mardi 29 octobre 2013


Cour de cassation, 10 juin 2013, R.G. n° S.012.0118.F

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 10 juin 2013, la Cour de cassation rappelle le principe de la qualification adoptée par les parties en l’absence d’écrit et les obligations dans le chef de l’O.N.S.S., s’il entend contester celle-ci.

Les faits

L’arrêt de la cour du travail de Mons du 21 décembre 2011 (R.G. n° 2009/AM/21474), soumis à la censure de la Cour de cassation, est publié sur le site www.terralaboris.be avec un commentaire.

Les faits de la cause ne sont donc ici que brièvement résumés, et l’arrêt de la cour du travail de Mons ne sera abordé que dans la mesure utile à l’examen de l’arrêt de la Cour de cassation.

Les deux fils P. ont, durant la vie de leur père, gérant de la s.p.r.l. P., travaillé comme ouvriers, et ce depuis le début de leur carrière professionnelle. Suite au décès du père en 1994, les deux fils, qui détenaient à cette époque chacun 122 parts sur 250 suite à une redistribution des parts pendant la vie de leur père, vont alors brièvement devenir gérant pour ensuite démissionner en septembre 1994, l’épouse de l’un étant nommé gérant à titre gratuit et les deux épouses détenant chacune la moitié des parts.

En 1996, une décision non contestée de l’O.N.S.S. désassujettit les frères P. pour la période de leur gérance.

Le litige concerne la période débutant le 1er octobre 1994 jusqu’à la fin des relations professionnelles entre la S.P.R.L. et les deux frères, suite à plusieurs décisions de désassujettissement dûment contestées.

Tant le tribunal du travail de Bruxelles (jugement du 23 février 2005) que la cour de travail de Bruxelles (arrêt du 5 septembre 2007) ont reconnu l’existence d’un contrat de travail.

Cet arrêt a néanmoins été cassé par un arrêt de la Cour de cassation du 15 septembre 2008 (Pas., n° 475) : la cause devait être communiquée au ministère public, étant une contestation relative aux décisions de l’O.N.S.S. refusant l’assujettissement au régime général de la sécurité sociale des travailleurs salariés et elle ne l’a pas été devant la cour du travail. La cause est renvoyée devant la cour du travail de Mons.

Par un premier arrêt du 19 mai 2010, celle-ci statue sur une des questions qui lui étaient soumises par l’appel principal de l’O.N.S.S. et l’appel incident des frères P. : les décisions de désassujettissement de l’O.N.S.S. doivent-elles être motivées et, dans l’affirmative, quelles sont les conséquences à tirer de l’absence de motivation. La cour du travail décide que les décisions de désassujettissement doivent être motivée mais que cette question est sans intérêt dès lors qu’en toute hypothèse, à supposer même que les décisions soient nulles, la cour du travail ne peut faire l’économie de l’examen de leur fondement.

Avant de statuer sur l’appel principal de l’O.N.S.S., la cour du travail ordonne une réouverture des débats pour permettre aux parties de déposer certaines pièces et d’apporter certaines explications

Position de la cour du travail

L’arrêt du 21 décembre 2011

La cour du travail dégage les principes applicables lorsque les parties ont qualifié leur relation de travail : le juge du fond ne peut y substituer une qualification différente lorsque les éléments soumis à son appréciation ne lui permettent pas d’exclure la qualification adoptée par les parties. Il appartient donc à « celui qui postule la disqualification (de) rapporte(r) la preuve de l’existence d’éléments incompatibles avec la qualification donnée contractuellement ». Cette primauté de la qualification contractuelle trouve sa consécration dans l’article 333 de la loi-programme du 27 décembre 2006 sur la nature des relations de travail.

La cour du travail examine alors les conséquences de la décision, non contestée, de désassujettissement pour la période s’étendant du 5 mars 1994 au 30 septembre 1994. Elle décide que le contrat de travail a été rompu à partir du 5 mars 1994. Elle déduit de ce qu’aucune convention écrite n’a été conclue à partir du 1er octobre 1994 qu’il appartient à MM. P., qui entendent se prévaloir du statut de travailleur salarié pour la période litigieuse, de « justifier du maintien de leur assujettissement à la sécurité sociale », de prouver le droit subjectif revendiqué et donc d’établir que, par l’intermédiaire de la personne désignée comme gérante, la S.P.R.L. avait le pouvoir d’exercer sur eux les prérogatives patronales, l’autorité caractéristique du contrat de travail.

Pour la cour du travail, cette preuve n’est pas apportée.

Elle décide également que MM. P. ne peuvent revendiquer le cumul de leur mandat social avec un contrat de travail dès lors qu’il est acquis qu’ils ne détenaient plus la moindre part sociale de la S.P.R.L. et avaient perdu le statut de mandataire-gérant de droit qui leur avait été conféré le 18 mars 1994 par l’assemblée générale.

Elle examine enfin la thèse subsidiaire de MM. P., qui soutenaient qu’à supposer que l’O.N.S.S. puisse conclure à leur désassujettissement, son comportement était fautif et les avait conforté dans le sentiment légitime que leur statut de travailleur salarié ne serait pas remis en question. La cour du travail conclut que l’O.N.S.S. n’a commis aucune faute qui aurait pu être assimilée à une erreur de conduite que toute administration diligente et prudente n’aurait pas commise si elle avait été placée dans les mêmes conditions.

Le pourvoi en cassation

Trois moyens de cassation, divisés en plusieurs branches, ont été proposés.

L’arrêt de la Cour de cassation

L’arrêt n’est à ce jour pas publié sur Juridat et est publié au J.T.T. 2013,
p. 320.

La Cour de cassation casse l’arrêt attaqué, sur la base de la première branche du premier moyen.

Prise de la violation des règles relatives à la primauté de la qualification contractuelle (articles 1134 du Code civil, 1er de la loi du 27 juin 1969 et 1er à 3 de la loi du 3 juillet 1978) et de ses conséquences sur la preuve à apporter par celui qui entend disqualifier le contrat de travail (articles 1315 du Code civil et 870 du Code judiciaire), cette branche soutient que la règle de la primauté de la qualification contractuelle n’est pas fondée sur la primauté de l’écrit au sens de l’article 1341 du Code civil mais sur le principe de la convention-loi et est donc applicable dès lors que les éléments de fait font apparaître que les parties ont donné – fût-ce verbalement – la qualification de contrat de travail à leur relation de travail.

Or, l’arrêt attaqué admet que les parties ont qualifié verbalement la convention qu’elles ont conclue de contrat de travail mais décide que MM. P. et la S.P.R.L. ne peuvent se cantonner à adopter une attitude passive en se bornant à invoquer cette qualification et qu’il leur incombe au contraire expressément l’existence d’un lien de subordination juridique. Il viole ainsi les dispositions légales visées au moyen en cette branche.

Intérêt de la décision

L’intérêt de la décision est de confirmer que la règle de la primauté de la qualification adoptée par les parties est applicable lorsque ces parties n’ont pas adopté cette qualification par un écrit mais verbalement et qu’elle emporte donc, en cas de décision de désassujettissement, la conséquence qu’il appartient à l’O.N.S.S. d’établir l’existence d’éléments inconciliables avec celle-ci.

La doctrine avait déjà dégagé cette règle. Ainsi, J. CLESSE et F. KEFFER ont relevé que l’analyse de la Cour de cassation sur la primauté de la qualification contractuelle « paraît juridiquement fondée sur la force obligatoire du contrat et le principe de la convention-loi (art. 1134, C.C.) bien davantage que sur la hiérarchie des règles de preuve et la prééminence de la preuve écrit (art. 1341, C. C.). En effet, certains arrêts ont été rendus dans des espèces mettant en cause l’Office national de sécurité sociale (...), tiers au contrat de travail et, de ce fait, auquel la prééminence de la preuve écrite n’est pas opposable. Par voie de conséquence, la solution dégagée par la Cour n’est limitée aux litiges où les parties ont établi une convention écrite : elle est applicable dès lors que des éléments de fait font apparaître que les parties ont donné une qualification déterminée à leur relation de travail » ([ex jur., 2002 à 2011], Contrats de travail, R.C.J.B., 2012, pp. 209 et 2010. Ces auteurs citent W. RAUWS (De kwalificatie van de [arbeids] overeenkomst, J.T.T., 2006, p. 94).


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be