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Harcèlement moral : notion de « plainte motivée »

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 1er décembre 2010, R.G. 2009/AB/51.784

Mis en ligne le lundi 17 mars 2014


Cour du travail de Bruxelles, 1er décembre 2010, R.G. 2009/AB/51.784

TERRA LABORIS A.S.B.L.

Dans un arrêt du 1er décembre 2010, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les principes relatifs à l’ouverture du droit à la protection contre le licenciement, en cas de dépôt d’une plainte, et particulièrement à la question de savoir si l’employeur doit ou non être au courant du dépôt de la plainte au moment du licenciement.

Les faits

Une infirmière occupée en institution hospitalière adresse à la Directrice du nursing de celle-ci un courrier confirmant un entretien et relatant ses plaintes, vu des problèmes avec son chef de service. Elle y fait état de comportements voisins de harcèlement et reprend les répercussions de ceux-ci sur sa situation de santé. Elle demande à avoir un entretien avec la « personne de confiance ». Une procédure de mutation interne est enclenchée, la demande de mutation se fondant sur l’insécurité ressentie par l’intéressée dans son service, ainsi que la non-écoute de son infirmier en chef, notamment. Une réunion a lieu, qui tourne mal. La fiche de signalement rédigée à la suite de celle-ci fait état d’une agressivité importante de la part de l’intéressée. Le rapport rédigé conclut à l’impossibilité de poursuivre la collaboration professionnelle.

Le même jour, l’infirmière adresse à la personne de confiance une « plainte motivée », rappelant notamment la lettre adressée à la Directrice du nursing deux mois auparavant. Quelques jours plus tard, le Directeur général de l’institution rompt le contrat de travail moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

L’intéressée va, par la voie de son conseil juridique, contester d’une part le montant de l’indemnité et, d’autre part, la régularité du licenciement au sens de la loi du 11 juin 2002. Le courrier précise que le travailleur qui effectue une démarche du type de celle faite par l’intéressée quelques jours avant son licenciement ne peut être licencié, sauf pour un motif suffisant étranger aux faits de harcèlement allégués. Le motif du licenciement est demandé, le courrier précisant que la raison de celui-ci gît plutôt dans des critiques qu’avait adressées l’intéressée sur la défectuosité d’appareils de monitoring.

La réponse de l’hôpital est que la plainte aurait dû être adressée non pas à la personne de confiance mais au service externe de prévention et de protection au travail (ainsi qu’indiqué dans le règlement de travail). Elle précise que la décision de licenciement est maintenue, vu le comportement agressif et insultant de l’intéressée.

Celle-ci introduit donc une procédure devant le Tribunal du travail.

Décision du Tribunal du travail

Par jugement du 8 septembre 2008, le Tribunal du travail de Bruxelles accueille partiellement la demande, essentiellement sur la question de l’indemnité compensatoire de préavis et une demande pour abus de droit de licencier. L’intéressée avait, en effet, introduit deux chefs de demande particuliers, l’un relatif à l’indemnité de protection en application de la loi du 11 juin 2002 et l’autre relatif à une indemnité pour abus de droit (vu le non-respect de procédures préalables au licenciement). Le Tribunal ne retint que le caractère abusif du licenciement et condamna l’employeur au paiement de dommages et intérêts forfaitaires fixés à 2.500 €.

Position des parties en appel

La travailleuse interjette appel, reprenant l’ensemble de ses prétentions originaires.

L’hôpital introduit un appel incident et demande, à titre principal, à être délié de toutes condamnations et, à titre subsidiaire, en ce qui concerne les deux indemnités spéciales (licenciement abusif et indemnité de protection), que la Cour se prononce sur l’interdiction de cumul.

Position de la Cour du travail

La Cour tranche en premier lieu la question de l’indemnité complémentaire de préavis et alloue à l’intéressée une indemnité globale de 17 mois (ancienneté de 17 ans).

Mais c’est surtout sur l’examen des dispositions pertinentes de la loi du 4 août 1996 que l’arrêt est important. La Cour reprend celles-ci dans leur version antérieure aux modifications introduites par la loi du 10 janvier 2007, les faits remontant à l’année 2006. Il s’agit essentiellement des articles 32nonies, 32decies, 32undecies et 31duodecies, qui déterminent les procédures à suivre par les victimes ainsi que les règles relatives à la charge de la preuve.

La Cour reprend également l’article 32tredecies, qui organise la protection contre le licenciement (ou contre une modification unilatérale des conditions de travail) du travailleur qui a déposé une plainte sur la base des dispositions précédentes. La Cour rappelle que c’est le dépôt de la plainte qui entraîne la protection instaurée par cet article et non la connaissance de l’existence de celle-ci par l’employeur. Ceci ressort expressément de l’article 32decies, § 1er, qui dispose que l’employeur qui occupe un travailleur qui a déposé une plainte motivée ne peut mettre fin à la relation de travail…

C’est dès lors le dépôt même de la plainte et non l’appréciation ultérieure de son bien-fondé qui entraîne le bénéfice de la protection légale. La Cour rappelle des décisions rendues en ce sens (C. trav. Brux., 21 novembre 2007, R.G. 48.523 et Trib. trav. Brux., 30 octobre 2007, R.G. 18.041/06).

Elle procède alors à l’examen de la notion de « plainte motivée » visée à l’article 32 nonies. Le texte de la loi ne donne pas de précisions à cet égard et la Cour reprend l’avis du Substitut général, selon lequel la plainte déposée par l’intéressée répond aux conditions légales, dans la mesure où elle décrit avec suffisamment de précisions les faits qu’elle allègue ainsi que la personne visée.

Sur le respect de la procédure interne, dont l’hôpital dit qu’elle n’a pas été suivie, la Cour reprend – toujours avec le Ministère public – l’article 10 de l’arrêté royal du 11 juillet 2002, selon lequel le travailleur qui estime être victime de harcèlement peut s’adresser à la personne de confiance si celle-ci a été désignée, sauf s’il choisit de contacter directement le conseiller en prévention. Dans le règlement de travail de l’institution hospitalière, il est prévu que les plaintes sont à adresser aux personnes de confiance en charge. En l’espèce, cette procédure a été dûment respectée : entretiens avec la personne de confiance et courrier motivé contenant la plainte (quelques jours avant le licenciement).

L’employeur faisant ensuite valoir que le licenciement est étranger à la plainte dans la mesure où il était censé ignorer son existence (vu que la protection est liée au dépôt et non aux faits qui ont justifié cette plainte), la Cour rejette la thèse de la « protection occulte », étant la protection dont bénéficierait le travailleur du fait du dépôt de la plainte, alors que l’employeur, puisqu’il est dans l’ignorance de celle-ci, ne peut avoir licencié que pour des motifs étrangers à ladite plainte.

Pour la Cour, ce raisonnement ne peut être suivi, dans la mesure où l’absence de connaissance par l’employeur n’implique pas nécessairement que la rupture du contrat soit intervenue pour des motifs étrangers à la plainte. Il se peut en effet que l’employeur ait connaissance des faits de harcèlement au moment du licenciement, sans qu’il ait été informé de l’existence de la plainte.

En l’espèce, pour la Cour, il ne fait aucun doute que l’hôpital connaissait au moment du licenciement à la fois les sujets de plainte de l’infirmière ainsi que les faits de harcèlement dont elle s’estimait victime. La seule question à examiner est non pas de savoir si l’employeur pouvait se douter ou non qu’une plainte avait peut-être été déposée, mais si les motifs du licenciement sont ou non étrangers à la plainte, c’est-à-dire aux faits qui en ont justifié le dépôt (la Cour cite ici C. trav. Brux., 16 décembre 2009, R.G. 2008/AB/51.173 ainsi que Trib. trav. Brux., 27 novembre 2007, R.G. 66.388/03).

La Cour va dès lors analyser les griefs avancés par l’employeur comme étant à la base du licenciement, étant un absentéisme excessif et un comportement déplacé lors de la dernière réunion. Elle va en conclure que le premier n’est pas établi et que le second n’est pas étranger à ceux invoqués par l’intéressée pour justifier sa plainte. L’indemnité est en conséquence due.

Enfin, en un bref attendu, la Cour réforme le jugement sur l’indemnité pour abus de droit, au motif que le préjudice vanté par l’intéressée dans ce cadre (perte d’une chance de faire valoir ses moyens de défense et d’éviter, le cas échéant, son licenciement) est couvert par les autres indemnités allouées.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail refait le point sur la notion de « plainte motivée » en matière de harcèlement, ouvrant le droit à la protection légale contre le licenciement. Il rappelle en des termes clairs que la plainte motivée est celle qui décrit avec suffisamment de précisions les faits de harcèlement allégués ainsi que la personne à qui ces faits sont imputés. Il procède également à l’examen du respect de la procédure telle que définie par le règlement de travail. Enfin, il rejette l’argumentation relative à la « protection occulte », rappelant que la seule question à examiner est, une fois que la plainte motivée est dûment déposée, si les motifs du licenciement sont ou non étrangers à celle-ci.


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